mercredi 25 novembre 2015

Kaé ou les deux rivales, Sawako Ariyoshi

Ed. Mercure de France, octobre 2015, réédition, traduit du japonais par Patricia Beaujin et Yoko Sin, 224 pages, 16.80 euros.

Pour un époux et un fils


Japon fin du XVIII ème siècle. La jeune Kaé admire le visage d' Otsugi, l'épouse du médecin de son grand-père, dont la rumeur raconte qu'elle a été guérie autrefois d'une maladie qui la rendait difforme. Depuis, elle incarne non seulement la beauté et l'épouse modèle.
Justement, quelques années plus tard, Otsugi recherche une compagne pour son fils aîné, Seishû Umpei, qui achève loin de chez lui ses études de médecine. Kaé devient sa promise grâce à la noblesse et à la richesse de sa famille. Même si ce mariage se déroule par procuration, Kaé est rayonnante car elle va pouvoir enfin vivre aux côtés de celle qu'elle admire tant.
"Dès la première épreuve de sa vie de femme, elle se trouvait prisonnière de la beauté d'Otsugi. Son éventuel futur mari, Umpei, n'occupait aucune place dans son esprit".

Kaé et Otsugi ont appris à vivre dans la même maison. La jeune épousée s'est habituée à travailler pour subvenir à ses besoins et ne pas trop souffrir des privations provoquées par la famine qui sévit dans le pays.Trois années passent avant que Seishû reviennent chez lui. Diplômé de médecine, il est prêt à marcher sur les traces de son défunt père. Lors de ses études, il s'est tenu aux courant des avancées scientifiques européennes concernant les soins à donner à certains types de cancer, ainsi qu'aux formules médicinales susceptibles de créer un anesthésique puissant. L'arrivée de cet homme ambitieux entièrement tourné vers son art déséquilibre l'entente entre les deux femmes: Otsugi y voit le retour de son fils prodige, Kaé l'arrivée d'un époux tant attend dont il faut s'approprier l'attention.

Dès lors, une rivalité sourde s'installe, sans esclandres ni coups, mais faite de regards, mises à l'honneur et présences auprès de Seishû. L'éducation nipponne et la bienséance les obligent à mesurer tous leurs gestes. Autant Kaé compte sur sa position d'épouse et de future maman, autant Otsugi utilise sa condition de mère du médecin le plus en vue de la région, et du rayonnement qu'elle inspire autour d'elle.
 "C'est alors que naquit, d'une manière aussi inattendue que violente, sa haine pour Otsugi. Elle n'en avait pas encore une conscience très précise : simplement, elle découvrait qu'elle était restée une étrangère dans cette famille, où elle s'était crue admise à part entière après l'échange des coupes de mariage".
Obsédées par leur petit jeu sournois, elles ferment les yeux sur les étranges expériences menées dans le cabinet médical. Seishû utilise régulièrement chiens et chats comme cobayes afin de mettre au point une formule anesthésique. Cette expérience est d'autant plus importante pour lui qu'il n'a rien pu tenter pour sauver sa petite sœur Okatsu, atteinte d'un cancer du sein à un stade très avancé.

La rivalité entre les deux femmes atteint son paroxysme quand l'une et l'autre se proposent comme cobaye. Ce n'est qu'en expérimentant sa potion sur des êtres humains que Seishû assiéra sa renommée et deviendra le médecin le plus couru du pays. Mettre son corps à disposition est selon elles la marque ultime d'affection, et paradoxalement pour Kaé, la sensation de se sentir à nouveau vivante.
"Non, en fait ce qu'elle voulait par dessus-tout c'était à nouveau sentir son sang bouillonner comme un mascaret, retrouver l'impression d'écrasement violent de la cage thoracique et de chute vertigineuse dans le coma : cela seul parviendrait peut-être à lui faire oublier son chagrin fût-ce partiellement".

Kaé ou les deux rivales est inspiré d'une histoire vraie dont les personnages sont restés célèbres dans l'histoire de la médecine nipponne. Au delà du cadre historique, l'auteur  s'est efforcé de reconstituer l'ambiance familiale imprégnée de bienséances et de codes qui empêchent les femmes de ressentir ouvertement leurs sentiments.
"Personne dans l'entourage ne se doutait de rien, mais Kaé, elle, pouvait sentir la haine d'Otsugi aussi précisément que des pointes d'aiguilles sur sa peau. Elle non plus ne disait rien. Otsugi avait vu juste : son éducation interdisait à Kaé d’extérioriser ses sentiments".
 Dès lors, toute action en dehors du cadre est une prise de risque inouïe. Le récit est d'autant plus troublant que Kaé et Otsugi se battent pour attirer l'attention d'un homme que seul le progrès de la médecine intéresse. Dès leur première rencontre, Kaé pense de lui "que c'était un homme qui n'avait le sentiment de vivre que lorsqu'il pouvait se consacrer corps et âme à un but". Pourtant, Umpei n'est ni froid, ni insensible, mais son attention vers autrui ne s'aiguise que lorsque ce dernier souffre.
Enfin, au-delà d'une rivalité féminine sans limite, ce roman met en perspective les progrès de la science et l'infinie complexité psychologique du rapport de l'être humain à la souffrance et à la maladie.