Faux semblants
Après des histoires d'amours malheureuses où tous les deux "fuyaient juste l'amour dans la même direction", Charlotte et Clarck se sont rencontrés, aimés et vite mariés. Pour lui, ce mariage était avant tout un désir puissant, et tant pis si elle lui répétait qu'ils n'auraient pas d'enfants.
Charlotte est une gamine adoptée qui ne garde de sa jeunesse que des souvenirs ternes et sans joie véritable. Clarck est le fils chéri de Véra, qui vient de se suicider, emportée par sa folie qu'elle traînait depuis des années. Sa maladie et son excentricité ont donné sans le vouloir des couleurs à la jeunesse de son garçon, mais les derniers temps, la présence de la petite amie avait assombri la mère. A l'annonce de son décès, alors qu'elle sent très bien que son époux aura du mal à surmonter le deuil, c'est une délivrance pour Charlotte:
"Et pourtant elle était soulagée. A sa grande honte. La mort de sa belle-mère s'apparentait à la chute d'une civilisation aussi bizarre que puissante dont elle avait été constamment tenue à l'écart."
Cette nouvelle vie à deux, rien qu'à deux, ils en rêvaient et le matérialisent enfin en achetant une petite maison jaune dans la ville de Clémentine. Il y trouvent tous les deux un emploi, et s'installent dans une petite vie routinière et bien établie. Pourtant, au fil des mois, un sentiment d'oppression s'installe chez chacun. Charlotte entend des voix, croit voir des ombres au détour du couloir; Clarck, lui, accepte de moins en moins sa condition d'adulte et les responsabilités qui en découlent:
"Clarck approchait dangereusement des trente ans et ce qui le frappait le plus dans l'âge adulte était la quantité incroyable de problèmes qui se posaient sans qu'on les cherche et malgré tout l'application qu'on mettait à bien se comporter."
Les disputes s'enchainent, les réflexions assassines aussi. Pourquoi Clarck se réfugie-t-il dans ses souvenirs de gamin, et cultive de petits secrets? Depuis leur installation, il semble ne plus être le même homme:
"Car ce qu'il éprouvait dans leur installation au 12 Quail Hollow Road, c'était un sentiment qui ne tendait ni vers l'élévation ni vers la chute, la sensation de ne pas être tout à fait lui-même, de ne pas être tout à fait."
Dans cette maison étrange et étouffante, le couple se disloque, comme "encerclé de toutes parts, comme s'il vivait au fond d'un fossé."
Alors que Charlotte semble garder le cap, le lecteur ne peut s'empêcher de penser que Clarck flirte avec la folie de sa mère. Par là, il veut retrouver "l'infinité des possibles" que l'âge adulte lui a retiré.
Est-ce l'institution du mariage qui ronge leur amour, ou ce choix de ne pas avoir d'enfants?
"J'aimerais savoir de quoi nous avons tellement peur (...) Il ouvrit les mains. "Quelle est cette chose qui nous effraie?"
(...) Oh, Charlie... Toi et moi contre le reste du monde, tu ne trouves pas que ça fait beaucoup de solitude, des fois?
- Le "monde n'existe pas, dit Charlotte en s'essuyant le poignet. Il n'y a qu'une masse gigantesque de gens seuls."
Ils sont deux et pourtant ils sont seuls, confrontés à la solitude chacun de leur côté. Alors Clarck prend en amitié deux gamins de son école, un frère et une soeur, plus ou moins livrés à eux-mêmes. C'est une façon aussi pour lui de revenir en arrière, de rattraper son enfance tant chérie qui lui manque tant, au détriment de sa vie de couple:
"Moi, j'envie souvent les enfants. J'aimerais pouvoir revenir en arrière. Retourner dans le passé et y récupérer certaines choses.
- Qu'est-ce que tu pourrais bien récupérer?
- Je ne sais pas." Puis il ajoute: la munificence.
- La munificence.
- Le possible, l’innocence. L'amnésie (...) Revenir à ce qui est vaste et grand ouvert."
Charlotte et Clarck ne se comprennent plus; la vie conjugale devient un étau qui se resserre, se resserre...
O my darling raconte la déliquescence d'un couple pas assez "armé" pour affronter les méandres de la vie conjugale. A cela, s'ajoute un climat étouffant créé par la maison qui devait au départ être le symbole de leur bonheur. Les murs ne sont pas assez grands, les esprits des anciens propriétaires rôdent encore, et quand la neige recouvre les alentours d'un blanc immaculé, elle devient un refuge isolé et solitaire.
Alors que Charlotte assume son âge, ses choix, sa condition d'épouse, Clarck se réfugie dans des souvenirs idéalisés de son enfance, refuse les conventions et les contraintes. A défaut de combler ensemble leurs failles et leurs fragilités, chacun va suivre sa propre ligne de fuite. la vie devient alors "un patchwork de trous. Et l'amour une supposition éclairée." Les moments perdus, les instants oubliés sont ravivés au détriment des petits bonheurs du quotidien.
Céline Leroy propose une traduction fluide qui a réussit a faire ressortir ce climat à la fois étrange et terriblement neutre qui encercle le couple. Car Amity Gaige a fait de la maison un troisième personnage qu'il ne faut pas minimiser de par sa dimension toute symbolique.
Ce premier roman de l'auteur (il fut écrit avant Schroder) est une dissection de la vie conjugale. Il pointe du doigt les hypocrisies et les petites comédies que nous faisons aux autres et à nous-mêmes pour avancer dans la vie.
Un coup de coeur lecture à découvrir!