mardi 12 mai 2015

Check-point, Jean-Christophe Rufin

Ed. Gallimard, avril 2015, 400 pages, 21 euros.

L'expression du chaos.


Maud, jeune idéaliste, issue d'une famille bourgeoise moyenne, a décidé de rompre les amarres avec sa petite vie bien tranquille pour se lancer dans l'humanitaire en rejoignant l'association de la Goutte d'Or à Lyon.
"L'humanitaire, pour elle, c'était le docteur Schweitzer, Saint Vincent de Paul, Raoul Follereau, des victimes implorantes et des gens courageux et désintéressés qui venaient les secourir. Au fond, elle n'en savait rien."
Nous sommes en 1995, et lorsqu'il est décidé d'envoyer deux convois en ex-Yougoslavie où la guerre civile fait rage, c'est tout naturellement que Maud se porte volontaire. Ce voyage, c'est son défi personnel, aux côtés de personnes, croit-elle, qui lui ressemblent:
"Ils avaient des désirs d'être conscients, des projets pour leur avenir, la volonté de résister. En somme ils étaient humains."

Cependant, très vite, on sent que ce n'est pas la bonne entente dans ce groupe de cinq personnes dirigé par Lionel, l'humanitaire convaincu, droit dans ses bottes, qui carbure au joint à longueurs de journées. Autant Maud reste observatrice, davantage soucieuse de cacher ses attributs féminins et son charme naturel, autant les deux ex-militaires et amis Alex et Marc semblent préoccupés, trop discrets, et se sentent surveillés par le cinquième homme, Vauthier, personnage secret, cynique, toujours au bord de la violence.
Les deux camions traversent un pays aux paysages désolés, rendus encore plus fantomatiques par les chutes de neige et la boue séchée. Normalement, leur but est d'atteindre Kahanj, la ville des grands fourneaux, où, depuis leur arrêt, des réfugiés se sont installés à l'intérieur des fours. De plus, pour Alex, cette destination lui permettra aussi de rejoindre celle qu'il aime, une certaine Bouba, à qui il a promis de revenir...
Or, pour rejoindre Kahanj, il faut traverser de nombreux check-point, "expressions du chaos, de la violence et du morcellement que connaissent les pays soumis à une guerre civile." (postface)
Ces lieux de vérifications par des hommes armés, souvent des miliciens d'ethnies différentes, sont sources de stress pour nos cinq protagonistes. Et même s'ils pensent détenir le mot magique "pomoc" (aide) pour pouvoir passer tranquillement car ce terme "constituait l'expression la plus simple et la plus facilement compréhensible pour dire qu'ils étaient humanitaires", ils restent nerveux, surtout depuis qu'ils savent que de l'explosif a été mélangé au chargement afin d'aider les Croates.

"La guerre civile, c'est exactement ça: le triomphe des salauds" dit Marc à Maud pour justifier son geste fou d'embarquer de la dynamite. De toute façon, peu importe ce qu'il dit ou pas, Maud est tombée amoureuse de cet ex-casque bleu taciturne:
"Tout était brutal dans ce qu'ils vivaient et leur amour lui-même avait le caractère violent de cette guerre. Ils étaient en quelque sorte entrés en collision."

La jeune femme comprend alors qu'ils ne sont plus des humanitaires; ils sont désormais des combattants ayant pris une part au conflit interne qui se joue en cette Bosnie Centrale, peau de léopard entre Serbes, Croates et Musulmans. Transporter des explosifs sciemment fait d'eux des hors la loi. Une limite invisible a été franchie qui n'arrange pas les relations entre les cinq personnes. Vauthier se montre de plus en plus virulent et Lionel a peur...

Check-point est un honnête roman d'aventures, nourri des souvenirs de l'auteur et de sa réflexion personnelle quant au rôle de l'humanitaire dans des endroits ravagés par la guerre. Ces cartons remplis de vivres, de vêtement, de médicaments deviennent vite dérisoires, parfois grotesques, face à l'horreur et à la complexité du conflit. Il y a du tragique dans ce récit qui, parfois, prend une tournure initiatique en faisant de Maud, le personnage central, jeune femme pleine d'idéaux au début du roman, et qui perd au fil des chapitres, sa naïveté et ses certitudes en ressentant "l'absence de limites de la haine."
Au milieu d'une nature terne, grise, désireuse finalement d'être à l'image de la souffrance de la population, Rufin montre que l'homme reste désireux de montrer sa force, de dominer, quitte à en perdre ce qui fait de lui un être civilisé doué de justice.
Alors on peut croire que Rufin a fait le choix de la facilité en écrivant un roman convenu au sujet qu'il maîtrise parfaitement. Cependant, Check-point, au delà, propose une réflexion intéressante sur le rôle de l'humanitaire sur les lieux de conflits et l'attitude de l'homme en proie à l'absurdité tragique des événements qu'il ne maîtrise plus.

Un bon roman.