Cauchemar éveillé

Chez Kenneth Calhoun le fléau a un goût d'insomnie paroxystique: la population ne dort plus, à de très rares exceptions près, et les malheureux qui arrivent encore à trouver le sommeil sont obligés de se cacher pour ne pas être lynchés.
Alors qu'il n'y a aucun dérèglement climatique, la nuit ressemble désormais au jour, l'ordre urbain est "métamorphosé en collages hasardeux", les villes ressemblent à des camps retranchés où errent des âmes aux yeux exorbités.
"C'est l'éternité dans tous les sens à la fois", et surtout dans les esprits de chacun. Comment affronter le monde quand le corps et le cerveau ne sont jamais en repos? "L'épidémie d'insomnie rendait les gens affamés de sommeil, et dans leur avidité, capables de tout." A force, on ne reconnait plus sa maison, les siens; on confond rêve et réalité, et le langage est dénué de sens:
"Voilà ce qui était arrivé: le monde s'était inversé, retourné comme un gant. C'était la seule manière de le décrire. Et c'était là le produit d'un monde sans sommeil. Toutes les choses extérieures se trouvaient à présent à l'intérieur. Et tout ce que nous gardions dans nos têtes, dans nos cœurs, s'était déversé au-dehors, à l'air libre."
Lune noire est un cauchemar éveillé qui n'est pas sans rappeler parfois La route de Cormac Mc Carthy, notamment avec un chapitre assez angoissant mettant en scène un bébé. Les insomniaques ressemblent finalement aux hordes de zombies qui errent dans des villes abandonnées. Biggs n'est pas l'un d'eux. Il dort encore d'un sommeil de plomb. Alors qu'il surveillait nuit et jour son épouse Carolyn atteinte du syndrome, cette dernière a disparu alors qu'il s'était endormi. Persuadé qu'il peut la guérir en lui parlant de leurs souvenirs et de leur rêve commun, il n'a de cesse de la chercher dans la ville dévastée. Lui, c'est l'amour qui le guide, alors que d'autres sont encore persuadés qu'il y a un marché prometteur à exploiter. Chase et son ami Jordan ont volé une réserve de somnifères dans l'espoir de le revendre. Leur fuite vers des paysages plus cléments leur sera salutaire. Ce ne sont pas les autorités qu'ils fuient, mais la contagion:
"Tout se mélange quand on commence à partir, disait Chase. Le passé, le présent, les souvenirs et les rêves."
Dans cet état, parviendra-t-il à rejoindre Félicia afin de la protéger? Cette dernière, sur la route pour rejoindre sa famille, rencontre la jeune Lila, esseulée, envoyée loin de chez elle par ses parents, dernier geste d'amour d'un couple à l'agonie de la lucidité. Pour ne pas se faire repérer parce qu'elle dort normalement, elle se promène avec un masque sur la tête, vision prophétique des cauchemars éveillés des malades errants. Toutes les deux décident de rejoindre le centre du sommeil, sur la côte ouest, où peut-être les chercheurs ont trouvé un remède...
"Il sentait qu'une lune noire s'était levée, une sphère d'insomnie qui gérait les flux sanguins - explication invisible de cette démence qui gonflait en lui."
La lune n'est plus la gardienne des sommeils de chacun, mais le symbole de l'insomnie. Les mots jour et nuit n'ont plus de sens. Le soleil s'efface au profit de la lune sans pour autant apaiser les Hommes.
Lune noire est un roman haletant dans lequel, au-delà de l'épidémie, c'est l'autre qui devient un ennemi. Ce roman ne s'inquiète pas des causes, mais s'attarde sur les conséquences et propose une possibilité de solution. Dans ses descriptions des lieux, des événements et des rencontres parfois, Kenneth Calhoun utilise une narration sèche, limpide, avec un jeu d'ombres et de lumières comme si le lecteur visualisait les scènes sous des néons stroboscopiques. Même les saint d'esprit ne le seront plus longtemps dans un monde à l'agonie où ils sont pourchassés.
Encore une fois, la collection Exofictions d'Actes Sud a visé juste en éditant ce roman de Science-fiction original, addictif et contemporain. Les amateurs du genre seront comblés.