vendredi 3 avril 2015

FRAGMENTS DE BD (10) Le sculpteur, Scott McCloud

Ed. Rue de Sèvres, traduit de l'anglais (USA) par Fanny Soubiran, mars 2015, 485 pages, 25 euros.
ROMAN GRAPHIQUE

Pacte faustien


David Smith n'a pas la trentaine et n'est déjà plus un sculpteur en devenir. Il a connu la gloire, l'argent et la reconnaissance de ses pairs, mais sa soif d'honnêteté et d'absolu ont fait qu'il a tout torpillé. Désormais, il erre, telle une âme en peine, dans les rues de New-York à la recherche de l'inspiration. Car avec le succès, la création s'est envolée. Il se sent incapable de créer quelque chose de potable. Pourtant, les idées foisonnent, la rue fournit de très bonnes pistes créatives, mais, au moment de passer à l'acte, David reste pétrifié devant son bloc de granit.
Son meilleur ami et agent artistique Ollie le soutient encore, mais il est difficile d'épauler un artiste qui ne croit plus en rien.

"La conscience ne peut concevoir sa propre absence. Pas sans une petite aide.(...) Encore une fois, David... Que donnerais-tu pour ton art.
Je te l'ai dit. Je donnerais ma vie."
David était loin de penser que cette discussion informelle avec son grand oncle Harry serait à l'origine d'une extraordinaire aventure. Il est trop tard quand son esprit embrumé se rend compte qu'il est en train de discuter avec... un mort. Il est trop tard quand il comprend qu'il a en fait pactisé avec le diable (même si le terme n'est jamais employé). En échange de pouvoir enfin sculpter à mains nues, et  faire rebondir sa carrière, il donne sa vie. Notre jeune sculpteur a deux cents jours pour renverser le cours de son existence et prouver qu'il est le meilleur.
 Englué dans ses souvenirs familiaux, sa solitude, sa déprime et son manque d'argent récurrent, David ne saisit pas immédiatement la chance qui lui est donnée. Scott McCloud le fait se perdre dans la foule new-yorkaise, ou dans les soirées artistiques branchées avec un intéressant jeu d'ombres et de transparence des personnages. Le lecteur trépigne alors: quand le sculpteur va-t-il être à la mesure de son talent?

C'est une rencontre avec un ange, au sens propre comme au sens figuré, qui va être le point de départ. Meg va l'héberger, le remettre sur pied, lui montrer qu'il est un homme en devenir et non un homme du passé, mais surtout, qu'il faut arrêter de s'apitoyer sur son sort. Mais le secret de David est lourd, trop lourd à porter... Sculpter encore et encore pour oublier que ses jours sont comptés, que son amour naissant ne pourra pas pérenniser à cause d'un stupide pacte. David a beau supplier Oncle Harry, il ne peut pas revenir en arrière...

Ce roman graphique est d'une richesse incroyable tant par la trame narrative que par les graphismes. Le choix du nom du héros n'est pas anodin. En France, Smith aurait pu être Martin, Legrand, Lefebvre. Par ce choix, l'auteur veut signifier que nous tommes tous des David Smith en puissance par nos choix, nos parcours de vie, nos regrets, nos espoirs. Certes, faire que l'amour transcende la dynamique créatrice du sculpteur n'est pas nouveau, mais l'auteur a complexifié le personnage de Meg afin de lui donner une dimension et une profondeur qui auront une influence fondamentale sur le personnage principal.

Les vignettes sont dans une nuance de bleu, de noir, de blanc et de gris. McCloud joue beaucoup sur les jeux d'ombres et de lumières, n'hésitant pas à mettre en perspective ce qui lui semble important.
Les œuvres sculpturales sont à la démesure du pacte faustien. Plus la fin approche, plus David créé au point de se perdre dans son imagination et de faire de New-York une ville à réinventer. On est au delà du Street Art. Ses œuvres deviennent l'incarnation de son esprit torturé. L'échéance arrive, Smith se rebelle (en vain) et les dessins sont de plus en plus empreints de mouvement et dévoilent une explosion de révolte contre le temps qui s'écoule inexorablement.

Pour honorer son héros, Scott McCloud propose un beau travail sur les mains tout au long de son roman graphique. Elles prolongent à la fois le sculpteur, l'honorent dans l'accomplissement du travail, mais peuvent aussi se révéler terriblement ingrates, comme mues par un secret désir d'autonomie, de vie propre. Elles symbolisent le présent, l'action, alors que son propriétaire a une propension au passé, à la nostalgie, aux regrets:
"David refuse d'admettre qu'il vit dans un monde indifférent et régi par le hasard.
 Ça m'angoisse de savoir que des trucs pareils appartiennent à l'histoire maintenant."

Alors, faut-il laisser son empreinte dans l'histoire artistique, profiter de l’instant présent, repenser son univers artistique pour exister? Autant de questions soulevées tout au long de cette œuvre qui, grâce à la force des illustrations, acquiert une dimension fort intéressante qu'elle n'aurait peut-être pas eu sous la forme d'un roman simple. Car, en filigrane, n'est-ce pas Scott McCloud qui s'interroge sur son art, son métier d'auteur de bande dessinée et d'essayiste?
Le sculpteur est à la fois un roman graphique de qualité mais aussi un témoignage sur la condition d'artiste. Ainsi, l'artiste continue-t-il de vivre à travers son œuvre? La question n'est pas nouvelle, mais David Smith apporte sa pierre à l'édifice.

Rue de Sèvres a édité une œuvre forte, transcendante,à la fois très contemporaine sur la forme et classique sur le fond.

A découvrir sans tarder!