mardi 14 avril 2015

Dans la colère du fleuve, Tom Franklin et Beth Ann Fennelly



Un avant goût du déluge.



1927. Le fleuve en colère, c'est le Mississippi, qui menace d’inondation toutes les bourgades cotonnières et céréalières du Sud. Des digues de fortune de plus de six mètres se dressent à l'entrée des villes, remparts inutiles contre la violence de la nature dont la seule utilité est de repousser l'échéance...
Mais les eaux tumultueuses ne sont pas les seuls ennemis des hommes. Depuis la Loi Volstead ayant instauré la Prohibition, l'alcool de contrebande est devenu un moyen sûr de faire fortune et s'assurer les bonnes grâces de personnes influentes. Même si des agents du fisc passent leur temps à rechercher les bootleggers, rien n'y fait, un véritable marché parallèle s'épanouit et prospère:
"Au bout du compte, ce n’était qu'une autre guerre. Une guerre contre ceux qui se croient au dessus des lois. Et une guerre contre les œuvres de Dame Nature."


A Hobnob, rincée depuis des mois par des pluies diluviennes, un mur de fortune protège encore les rues de l'inondation. C'est là que Jesse a emmené sa jeune épouse, en lui faisant croire d'abord qu'il était dans le commerce de la fourrure. Mais Dixie Clay, "d'avoir simulé la bêtise pendant un an, était devenue bête", au point de croire son mari et d'imaginer le reste. La perte de son premier né, les absences répétées de son homme, et son haleine chargée de bourbon l'ont brusquement fait revenir à la réalité. Pour vaincre une solitude tenace, elle propose de s'associer avec lui dans la fabrication de whisky, non pas pour s'enrichir, mais pour meubler le temps et oublier que son époux n'est pas vraiment celui qu'il prétendait être:
"Elle avait alors pensé qu'avec ses yeux de couleurs différentes il ressemblait à deux personnes différentes, comme cette poupée aux deux visages, et elle s'apercevait qu'elle avait raison. Il avait une double personnalité, et elle n'en avait épousé qu'une seule. Et celle là ne présentait toujours qu'un seul visage."

 "Impitoyables et incorruptibles", Ted Ingersoll et Ham Johnson sont à la recherche du bootlegger du coin qui arrose Hobnob et les environs. Alors qu'ils surveillent de près Jesse, ils sont loin de penser que le véritable fabricant du bourbon est son épouse, celle justement à qui Ingersoll a confié un bébé trouvé sur une scène de crime. Ce jeune homme est un grand sentimental. Ayant grandi dans un orphelinat, il ne concevait pas de déposer le petit dans un de ces lieux de charité. Dixie Clay, désignée par une habitante, était la personne la mieux à même d'accepter de devenir la mère de cet enfant. Sa solitude, sa jeunesse, son franc-parler ont fait chavirer le cœur de l'agent du gouvernement.

C'est donc au milieu d'une nature sans cesse menaçante et au sein d'une société corrompue que les protagonistes évoluent, telles des arches potentielles d'honnêteté et de sincérité.
Dans la colère du fleuve est aussi le roman d'"une fille dont la vie n'avait pas encore commencé" finalement, et dont la rencontre avec celui qui pourrait être son ennemi va déterminer la suite de son existence et enfin donner un sens à sa vie. Or, le fleuve gronde, et peut tout emporter, les espoirs comme les certitudes:
"Le bruit s'amplifia, devenu le rugissement de la locomotive qui fonçait sur elle, la terrifiante locomotive noire de son cauchemar. Alors elle comprit. Oui, elle comprit. On lui avait parlé d'une chose qui ressemblait à une locomotive. Et cette chose, c'était le déluge.
Elle hurla, et le vent emporta son cri."


Michel Lederer a traduit un roman à quatre mains, un roman fleuve (sans mauvais jeu de mots) écrit par un couple dont la femme est poétesse. Est-ce elle qui a modelée le personnage de Dixie Clay, jeune fille à la carapace forte mais le cœur en lambeaux? Le récit est aussi celui du passage de la naïveté à la maturité, avec de très belles pages sur l'amour filial, l'amitié, et la beauté de la nature même lorsqu'elle exprime ce qu'elle a de plus violent.

On ne peut rester indifférent à une telle force narrative aussi bien sur le fond et la forme, ainsi qu'aux personnages qui portent à bout de bras le mérite d'exister.
Un très bon moment de lecture.

Ed. Albin Michel, collection Terres d'Amérique, traduit de l'anglais (USA) par Michel Lederer, mars 2015, 432 pages, 22.9 euros.