Le désordre est en marche.
Walter Thirsk, narrateur de cet étrange récit, est arrivé au village il y a quelques années. Là, il fut reçu par le maître du domaine, Maître Kent, homme juste et affable, qui ne lui demanda rien de son passé, en fit son serviteur, puis l'admit au sein de la communauté. Walter doit tout à ce village sans nom: un travail en tant que paysan, le bonheur d'avoir trouvé l'amour et des amis, mais aussi la perte. Son expérience laborieuse d'homme des champs en a fait un homme averti qui se contente de sa pitance quotidienne: ses mains sont calleuses, la campagne ne donne pas de cadeaux, mais Walter a le sentiment d'être un homme libre:
"La campagne est hargneuse. Elle vous cherche noise. Elle distribue des coups et des plaies. Elle rend vos paumes rudes et vos yeux rouges."
Justement, lorsqu'au retour d'une journée de moisson les travailleurs voient de la fumée à l'entrée du village, ils savent qu'une nouvelle famille est arrivée. C'est la loi tacite: on s'installe au bord des murs, on construit une cabane de fortune, et on annonce sa venue par un feu. Or, dans le même temps, une autre fumée, davantage de mauvaise augure de par sa couleur, annonce des temps funestes. En effet, la volière du château de Maître Kent s'est enflammée; l'acte est volontaire et inédit, car, au sein de la communauté, les actes d'incivilité sont inexistants:
"Nous n'avons ni force de l'ordre, ni magistrat. Maître Kent, notre propriétaire, est juste. Voire timoré quand il s'agit de loi et de punition."
A la place d'une église que personne n' a éprouvée le besoin de construire, il existe une croix utilisée comme pilori au cas où:
"En matière de religion, nous ne possédons que ça (...) Nous n'irions pas jusqu'à prétendre que nous nous considérons extérieurs au Royaume de Dieu. Mais de toute évidence, nous ne sommes pas proches de son sein."
Alors, la volière embrasée va être le point de départ de rumeurs. Les responsables ne sont-ils pas les nouveaux venus installés? Deux hommes et une femme à la beauté ensorceleuse au point qu'on la surnomme Maîtresse Beldam! Ce village si tranquille autrefois s'embrase: tout le monde surveille tout le monde; même le dessinateur, surnommé Maître Plume, venu faire des plans du domaine, n'est plus le bienvenu. Son ouvrage ne cache-t-il pas un funeste dessein que Maître Kent voudrait cacher à la communauté?
Pour faire revenir la tranquillité, on punit au pilori les deux nouveaux villageois, sans vraiment savoir s'ils sont responsables, tandis que la femme a disparu, bizarrement. Mais rien n'y fait, le processus est en marche, et Walter Thirsk devient le témoin impuissant de la folie des hommes.
A partir d'un incident volontaire, Jim Crace construit un roman intemporel où les forces du bien et du mal s'affrontent. On pourrait situer le récit au Moyen-Age, mais il est volontairement non daté afin de marquer l'éternité des comportement humains. Moisson est à la fois une ode à la terre et aux paysages de la campagne que viennent ternir la noirceur et la perversité de l'âme humaine, mises en évidence par les accusations de sorcellerie et sa moisson d'aveux arrachés.
Walter Thirsk, ce "hibou des villes qui hulule mais n'a pas de serres" est impuissant; jusqu'au bout il croit à la raison, à la pérennité de ce qu'il a connu, incapable de se projeter dans un avenir incertain. Faire corps avec la terre et les saisons étaient finalement très apaisant, moins inquiétant que les projets de Maître Jordan, le cousin du propriétaire, voulant faire du domaine une terre à moutons.
Ce n'est que lorsque le danger est présent qu'on se rend compte à quel point notre environnement est essentiel:
"Désormais, je sais que notre village ressemble à un profil d'homme musclé, un buste en fait. Son cou et ses épaules sont nos pâtures. C'est là que notre bétail et nos chèvres se nourrissent. Les quatre grands champs composent son visage. Son oreille, notre étang, est assez petite pour être celle d'un enfant. Il a presque un nez, où selon moi, se dresse le monticule couvert de trèfle. Les forêts forment ses cheveux."
Ainsi, l'auteur a su allier une prose poétique à la description crue des événements, que la traduction de Latitia Devaux a respectée dans les moindres détails.
Moisson est une histoire qui frise parfois avec le genre fantastique (d'où l'illustration de couverture), et invite le lecteur à s'interroger sur les notions de propriété, de responsabilité, et de justice.
A découvrir sans tarder!