lundi 1 septembre 2014

Oeuvres vives, Linda Lê

Ed. Christian Bourgois, août 2014, 17 euros

Sur les traces d'un fantôme...




Lorsque dans le milieu littéraire on entend le patronyme de Sorel, on pense aussitôt au héros de Stendhal dans Le Rouge et le Noir. En effet, très peu de monde pourrait faire le rapprochement avec l'écrivain Antoine Sorel, qu'un journaliste, de passage au Havre, découvre au hasard d'une lecture. En effet, son récit Naufrages l'a tellement marqué qu'il se demande par quel hasard un auteur si profond ait pu rester anonyme. Dans le même temps, il apprend qu'Antoine Sorel a mis fin à ses jours en se défenestrant.
Afin de rendre hommage à celui qui, d'après lui, était « un chercheur d'absolu », et exprimait dans ses livres sa révolte, sa folie et sa vision du monde, le narrateur décide de partir sur ses traces et le réhabiliter à sa façon.
Sorel a toujours vécu au Havre. Publié par de petites maisons d'édition, son écriture était souvent qualifiée d'ésotérique, réservée à des initiés, bref un brin élitiste. On comprend tout de suite que l'homme n'était pas en accord avec son temps, mais plutôt dans la verve du poète maudit, incompris et rejeté par la Société, « un écrivain qui était d'une espèce en voie d'extinction, un écrivain dans la lignée des moralistes du XVII ème siècle, un écrivain qui n'était nullement un ennemi du genre humain, mais excellait à nous mettre dans la position inconfortable du rêveur éveillé, inapte à jouer le jeu. »

Dès le lycée un ami l'avait surnommé « le chevalier à la triste figure » comme le héros de Cervantès. En fait, Sorel, qui s'appelait encore Antoine Tran cachait déjà un mal être profondément enfoui, incrusté par un père tyrannique, d'origine asiatique, mais qui rejetait en bloc sa famille vietnamienne, et désirait pour ses fils argent facilement gagné et mariages bourgeois.
C'est en rencontrant ceux qui ont côtoyés l'écrivain défunt que notre journaliste met au jour un profil méconnu. Considéré par ses parents comme le fils raté ou « un traîne misère », ses deux frères pourtant le soutenaient et l'aidaient à garder la tête hors de l'eau. Cependant, le monde insolite de Sorel se révèle à travers les rencontres faites avec les femmes qui ont partagées sa vie. Amant exclusif, époux pitoyable, il rejetait en bloc le concept même de devenir père, et noyait le peu qu'il avait dans les bars à traîner avec des inconnus. Et pourtant, Isabelle, Judith, Vicky, Annie, toutes le décrivent comme un homme en quête d'absolu, solitaire, dont l'acte d'écrire le rendait mutique, et  sa vision personnelle de la société, invivable.
Il était devenu un sujet de conflit permanent au sein de sa famille, « depuis qu'il avait quitté la maison familiale, il avait l'impression de dérailler, il s'échappait du réel, il se contrôlait comme il pouvait, mais sa tête lui jouait des tours, il était amené à croire qu'il était cerné par des ennemis ou qu'il mourrait très jeune, si bien qu'il devait se dépêcher de faire quelque chose de sa vie »
Dès lors, impressionné par la lecture d'Aurélia de Nerval, Sorel se persuade que la folie guette inexorablement les créateurs, et s'enfonce dans la paranoïa à la manière des personnages de Maupassant...

Le lecteur prend plaisir à suivre l'enquête de journaliste et découvre avec lui un écrivain fictif méconnu qui est allé au bout de sa logique personnelle. Mieux le connaître pour ensuite le réhabiliter à travers un ouvrage permettrait à Sorel de sortir de l'anonymat, tel un phénix renaissant de ses cendres. Néanmoins, force est de constater que cette quête n'est pas sans dommage. A force de vouloir établir des connexions pour dresser un portait au plus juste de l'écrivain, le narrateur en vient, malgré lui, à vivre dans son ombre. Comme lui, il est en proie à la procrastination, lui qui était jadis régulier ; comme lui, il affectionne la solitude et rejette les élans amoureux ; comme lui enfin, son désir de savoir est tel qu'il se sent prêt à mettre de côté sa misérable vie privée.
« Je me réveillai un matin à l'aube en ayant en tête l'image d'un navire, avec ses œuvres vives, c'est à dire la partie de la coque immergée dans l'eau, par opposition aux œuvres mortes, la partie émergée »
Ainsi, Oeuvres vives devient aussi le roman d'une obsession, du désir d'écrire une biographie dont on sait dès le départ qu'elle sera inachevée, incomplète, inclassable. En tout cas, force est de constater que l'écrivain maudit du Havre, à défaut de marquer les esprits par sa littérature, n'a laissé personne indifférent parmi ceux qui ont croisés son chemin. Par un habile maniement de la trame, Linda Lê amène son récit vers une inexorable voie sans issue, qui fait donc écho au suicide de l'auteur. Finalement, les témoignages enregistrés deviendront les feuillets jamais retranscrits par le journaliste, ultimes variations à propos d'un homme ayant soif d'absolu, « rongé de l'intérieur » à trop vouloir s'agripper à « ses idées fossiles »