jeudi 11 septembre 2014

Les chutes, Joyce Carol Oates

Ed. Points Seuil, traduit de l'anglais (USA) par Claude Seban, novembre 2013 (réédition), 551 pages, 8.3 euros

L'esprit du lieu


A Niagara Falls la vie s'écoule en entendant le bourdonnement incessant et familier des Chutes, comme on les appelle familièrement. De tout temps, elles ont exercé une fascination sur ceux qui habitaient près d'elle. A l'époque, les Indiens les appelaient "L'eau-qui-a-faim", et selon la légende, offraient en sacrifice une jeune vierge pour taire sa colère.
A Niagara Falls, on a tiré profit aussi du paysage local; ainsi, le tourisme hôtelier s'est développé autour du site, mais aussi, et c'est moins reluisant, de nombreuses usines chimiques, qui exploitent la force de l'eau pour leur fonctionnement.
Enfin, Niagara falls est tristement célèbre pour son nombre de suicides, non pas dus à des problèmes intrinsèques à l'ambiance citadine, mais dus à l'inévitable attraction macabre causée par les Chutes.

Justement, le roman commence par la mort d'un jeune homme, révérend plein d'avenir, qui, au matin de ses noces a décidé de sauter. Sa veuve, Ariah, cherchera après lui durant sept jours et sept nuits, alimentant ainsi la légende urbaine qui l'appellera désormais "la veuve blanche des Chutes". Pendant sa longue attente, un avocat idéaliste et altruiste tombe amoureux d'elle. Il s'appelle Dirk Barnaby, c'est une figure locale fortunée dont la renommée de son nom est dû au fait que son grand-père funambule est mort dans les Chutes, alors qu'il était en train de les traverser sur un fil. En voyant Ariah, il a su tout de suite qu'elle serait sa femme, même si ce ne fut pas un coup de foudre:
"Depuis qu'il était tombé amoureux d'Ariah et l'avait épousé, il avait cessé de se considérer comme un funambule solitaire et romantique marchant sur une corde raide. Une corde raide tendue au-dessus d'un abîme! Terminé, il n'était plus cet homme là. Il ne l'avait jamais été. Le destin de son grand-père Réginald Burnaby, mort dans les Chutes ne serait pas le sien."
Du côté d'Ariah, cette union lui offre non seulement les portes de la sexualité, mais aussi la volonté "d'être une femme pragmatique, terre-à-terre." Chandler, Royall et Juliet naissent, et la jeune épouse, connue pour être une femme distante et froide, continue à donner des cours de piano. Sa seule obsession est la folie de croire qu'un jour Dirk la quittera car elle se sent damnée...

Elle guette ainsi tous les signes qui annoncent la chute prochaine de son mariage. De plus, elle se persuade que les Chutes, "le murmure lointain des gorges. Le murmure de leur sang", scande intimement les vers prochains de son destin. Les chutes l'ont brisée une fois, et ce n'est pas fini, pense-t-elle.
De son côté, Dirk Burnaby, décide de défendre la cause perdue d'avance de Love Canal, en prouvant par tous les moyens que les industries chimiques de Niagara Falls ont empoisonné les terres et les eaux de certains quartiers de la ville, provoquant maladies et décès inexpliqués. A défaut d'une vie adultérine, c'est ce dossier brûlant et obsessionnel qui aura raison de son équilibre familial, car il va y perdre tout sens des proportions et "son instinct de survie d'avocat"...
Pour Ariah, cela équivaut à une trahison.

"Ariah jouait du piano comme elle avait joué sa vie: avec une fluidité forcée, brillante, fragile, impeccable."
Désormais veuve, Ariah éduque seule ses trois petits en faisant abstraction complète de la mémoire de leur père. Le procès de Love Canal leur a tout pris, à elle donc de rester à Niagara Falls sans que ses enfants subissent à leur tour l'influence néfaste des Chutes...

Chutes du Niagara
Les Chutes est un roman abouti dans lequel Joyce Carol Oates joue non seulement sur le mot Chute dans ce qu'il décrit comme paysage grandiose, mais aussi dans son sens figuré, en racontant l'ascension puis la chute d'un homme dans la société:
"C'est peut-être ça la promesse des Chutes? Le secret? Comme si nous en avions assez de nous-mêmes. L'humanité. L'issue est là, seuls quelques uns le pressentent."
Éternelles, immuables,  ces immenses cascades exercent une influence notable sur les personnalités fragiles. Elles incarnent "l'esprit du lieu", auquel il est difficile de résister si on se croit damné.
Le lecteur est littéralement happé par cette saga familiale étrange, aux personnages ciselés, portée par une prose tendue et efficace qui annonce parfois, par le jeu de petites phrases d'anticipation en début de chapitres, la chute prochaine de ses protagonistes.

Un roman de Joyce Carol Oates à lire en priorité.