jeudi 11 septembre 2014

Cataract City, Craig Davidson






« Nous avons grandi à Niagara Falls, également connue sous le nom de Cataract City. Cataract étant synonyme de chute, du latin cataracta »
Cataracte caractérise aussi la maladie du cristallin, qui peut dégénérer en glaucome, une infection entraînant peu à peu la perte de la vue...
Pour Owen et Duncan, amis inséparables depuis l'enfance, leur avenir est inextricablement lié à leur ville. Eux-mêmes ne sauraient dire pourquoi, mais ils savent intimement que toute tentative de fuite vers un ailleurs possible est vouée à l'échec. Le bruit constant des chutes est la trame de l'existence de Duncan, au pont qu'il n'arrive pas imaginer un lieu où on ne les entend pas. « Elles me suivaient comme un chien battu » se plaît-il à dire. Pour son ami, ce lien est lus complexe, davantage dans l'ordre de la menotte qui refuse de se détacher de votre poignet :
« La ville vous tient.
Et pas seulement celle-ci. Elles en sont toutes capables. Une ville vous garde à l’intérieur d'elle-même. La sensation est aussi agréable qu'une main chaude qui se referme sur vos doigts. Et quand cette main se transforme en poing, la plupart du temps, on s'en rend à peine compte. »
Le temps passe ; malgré leur aventure commune qui a bien failli mal tourner dans la forêt après une soirée inédite en compagnie de leur idole de catch Bruiser Mahoney, les parents préfèrent que les gamins ne se voient plus pendant un temps. Ainsi, aussi facilement qu'un clignement d’œil, Owen et Duncan ne sont plus « cul et chemise », sans pour autant s'oublier vraiment. Le premier envisage une carrière professionnelle dans le basket, et le second travaille à mi-temps dans l'usine de biscuits locale. Un jour, Duncan trouve deux chiots lévriers dans une poubelle, deux créatures minuscules dont chacun va prendre soin comme son propre enfant. Grâce à ces bêtes, leur amitié connaît un souffle nouveau, que même l'apparition de la sculpturale Edwina au sein du duo ne pourra ébranler.
« Nous ne sommes que des serpents. Un nœud de crotales enroulés sous un rocher. Que l'un d'entre nous tente d'aller vers a lumière, et le nœud se resserre, chacun de ses membre se contractant pour retenir le fuyard. »
A Cataract City tout se sait, et toute tentative de départ peut provoquer jalousie et incompréhension. Owen, pour avoir voulu quitter la ville pour l'Université, en paie le prix. Il est renversé volontairement par un chauffard, et ses blessures l'obligent à renoncer à une carrière prometteuse. Dans le même temps, Duncan veut tout, tout de suite, et sa soif d'argent facilement gagné, l'emmène dans le monde interlope de combats de boxe clandestins, combats de chiens et contrebande de cigarettes, le tout mené par Lem Drinkwater, un indien sans foi ni loi.

Owen devient policier, Duncan prend huit ans de prison pour meurtre, mais ils restent unis comme les deux doigts de la main. A eux de trouver leur point, l'objectif de ce vers quoi ils doivent tendre :
«  Le point est l'endroit précis qu'on vous attribue dans le monde. Et pas seulement l'endroit : c'est votre moment aussi (…) Tout vient s'y déverser (…) Tout pèse de tout son poids. »
Et cet objectif commun est de faire payer la source principale de leurs ennuis : Lem Drinkwater.

Cataract City commence dans la forêt près de Niagara Falls en été, et se termine sur les mêmes lieux en hiver, quelques années après, avec les mêmes personnages. La boucle est bouclée, et entre les deux, Duncan et Owen tentent de donner un sens à leur existence et aux situations dans lesquelles ils sont les acteurs de ce qui s'y joue :
« Mais qui sommes-nous réellement, les uns les autres ? Nous passons par différents états de nous-mêmes. Certaines facettes nous échappent, d'autres deviennent permanentes. »

Graig Davidson signe un roman profondément masculin, dans lequel les femmes ne tiennent que des rôles secondaires peu influençables. Elles incarnent, en particulier Edwina, le point d'ancrage, le refuge avant de commettre l'irréparable ou lorsqu'on ne possède plus rien. Plus tard, Edwina sera la seule et unique raison pour Duncan de quitter Cataract City pour  enfin la retrouver.
Sur fond de violence, d'intrigue de contrebande, de règlement de compte, le lecteur suit le récit d'une amitié hors du commun que, ni la prison, ni la justice, ni le désir de vengeance ne pourra écorner.
Enfin, la ville de Niagara Falls est un personnage à part entière. Dans les récits inventés par Owen, par l'omniprésence des chutes et leur bruit envoûtant, on retrouve parfois l'ambiance décrite par Joyce Carol Oates dans son roman Les Chutes. Envoûtés par elles depuis leur naissance, incapables finalement de quitter son giron, c'est au tour des deux hommes d'écrire leur propre légende dans la ville qui les a vus naître, grandir, et s’abîmer.

Ed. Albin Michel, traduit de l'anglais (Canada) par Jean-Luc Piningre  ; août 2014, 496 pages, 16.9 euros