vendredi 6 juin 2014

La prière d'Audubon, Isaka Kôtarô

Ed. Philippe Picquier, collection Poche, traduit du japonais par Corinne Atlan, février 2014, 528 pages, 11 euros

Influences multiples.


A la lecture de ce roman inclassable, certains lecteurs retrouveront l'étrangeté de l'univers d'Haruki Murakami, d'autres l'influence manifeste d'écrivains occidentaux tels L.Franck Baum avec Le Magicien d'Oz, ou Lewis Carroll avec Alice au pays des Merveilles.
En surface, ces lecteurs n'ont pas tort, mais lorsqu'on gratte un peu le contenu, il s'avère que Isaka Kôtarô offre un monde inclassable où le mal perdure même si on tente de le détruire.

Le lendemain d'une grosse bêtise, l'ancien ingénieur système d'une grosse entreprise, Itô, se réveille sur une île au large de Sendai, inconnue de lui et ses semblables. Son nouveau guide, Hibino, lui explique que cette île s'appelle Ogishima. Elle est "complètement isolée. Repliée sur elle-même, mais pas un pays coupé du reste du monde."
En effet, c'est Todokori qui assure, avec son bateau, le lien avec le monde moderne. C'est d'ailleurs lui qui a emmené Itô alors que ce dernier allait avoir de sérieux problèmes avec un flic ripoux et pervers Shiroyama.
Notre héros, sorte d'Alice ou Dorothée nippon, accepte sa nouvelle situation sans trop se poser de questions, mais lorsqu'Hibino lui présente Yugô l'épouvantail, il commence à douter, surtout lorsque celui-ci commence à lui faire la conversation! Il lui explique qu'il connaît le futur de tous, mais évite de leur révéler afin de préserver le calme:
"Les oiseaux viennent voler autour de moi et le vent de décembre venant du nord m'apporte la rumeur du monde des hommes. J'entends tout jusqu'aux informations les plus minimes."
A partir de cette rencontre, Itô va croiser des personnages incroyables: l'énorme Usagi dont la silhouette évoque "un marshmallow géant" et qui ne peut plus se déplacer, Tanaka, un écrivain public à qui l'on doit la transmission de la légende d'Audubon, le peintre Sonoyama qui, depuis le meurtre de son épouse, parle à l'envers et ne peint plus, et surtout Sakura, le poète justicier et bourreau.
En effet, même si le mal ne peut être éradiqué sur l'île d'Ogishima, Sakura veille à ce que justice soit faite, de la façon la plus expéditive qui soit:
"Sans lui, pas de loi. Pas de règle, de code, de meurtre. D'éthique ni de morale. Lui, c'est la loi. La règle, le code, le meurtre. L'éthique et la morale."
Au contact de cette folie douce, Itô a décidé de tout accepter et de prendre les événements comme ils viennent:
"La réalité, pour moi, c'était la sensation concrète que j'avais de me trouver en ce moment sur cette île, et je commençais à me faire à l'idée que je devais tout simplement suivre cette sensation. Folie et acceptation. Devenir fou et accepter la situation, cela se ressemblait."
Or, un meurtre vient ternir le quotidien des habitants: l'épouvantail Yugo a  été assassiné et Sakura n'a pas encore venger cette disparition brutale! Persuadé que "tous les phénomènes qui existent sont subtilement reliés et s'influencent réciproquement", notre héros mène l'enquête.
De la théorie du chaos à celle de l'hallucination collective, toutes les hypothèses sont permies. Pendant ce temps, le flic Ogishima tente de retrouver Itô et mettre de nouveau à exécution son seul désir, "souiller la beauté."

Pour les uns, "les êtres humains sont des animaux qui s'adaptent à tout", même au pire. Pour Sakura, "les hommes n'ont aucune valeur, mais ce n'est pas une raison pour ne pas prendre leur existence en considération". Pour Itô, la vie quelle qu'elle soit a de la valeur, et comme il se trouve sur une île extraordinaire, les réponses qu'il cherche doivent l'être aussi. L'île d'Ogishima n'attend- elle pas depuis plus de cent cinquante ans l'arrivée d'une sorte de messie, qui, depuis le haut de la colline, apportera un jour à l'île un présent inestimable? Et si cet homme était Itô?

La prière d'Audubon est un roman original, inclassable en genre, et infiniment riche en imagination. Itô est un héros ordinaire qui, sans remettre en cause ce qu'il voit et entend, prend de la distance avec les événements. Le lieu où il se trouve est protégé depuis qu'un certain Audubon a voulu y faire un sanctuaire pour les pigeons migrateurs qui étaient sacrifiés par milliers en Amérique, à cause de leur chair tendre. Néanmoins, la nature humaine est pétrie de contradictions et de faux-semblants. Même Sakura, qui préfère la poésie à la mort, est un élément indispensable à la tranquillité des habitants.

La traductrice Corinne Atlan est une habituée de ces atmosphères étranges, ayant traduit plusieurs ouvrages d'Haruki Murakami. Elle a su retranscrire à merveille cette impression persistante de lire un conte moderne où la beauté côtoie la perversité et la souillure. L'intrigue sert en fait une fausse enquête, car l'essentiel du contenu est ailleurs. Il se situe dans l'exotisme, la richesse et la diversité des personnages, l'opposition entre la société moderne et cette "bulle parfaite", et l'impression constante, à chaque page, de lire enfin quelque chose de novateur.