" Nous n'y connaissons pas encore de remède au mal que produit une phrase. "
Balzac, La peau de chagrin
Alcide Chapireau est "un être dépourvu de mots". Pourtant, la veille de partir à l'hôpital, il se met en tête d'écrire à sa fille, Automne, à propos de sa mère, Laura. En effet, Automne a grandi "dans le regard fuyant de son père", sans Laura, disparue mystérieusement. En fait non, l'épouse de Chapireau n'a pas refait sa vie, pour la simple et bonne raison qu'il a tiré dessus et depuis, il vit avec ce secret.
Chapireau a eu deux garçons, Zack et Marcel, d'une première union avec Nellie, morte trop tôt de maladie. Alors, un jour, Laura est apparue à l'échoppe de l'ostréiculteur, et sa vie a basculé :
"A eux trois, ils formèrent un petit continent à fuir le chagrin. C'est ce continent que Laura, un jour de printemps, aborda de son rire impérieux. Ce fut un bel acte de piraterie".
Lui qui rêvait d'une vie de famille sereine est charmé, le voilà comblé. La jeune femme est enthousiaste, volontaire, et semble adorer les garçons. Elle vient s'installer avec eux en emmenant son fils Benjamin.
Or, très vite, la personnalité de la nouvelle compagne est toute en contradiction :
"Laura était une artiste de l'illusion. Son regard et ses intonations déclenchaient aussitôt l'empathie".
Mais, une fois la porte fermée, ses paroles sont "quelques gouttes de venin dans un sourire". Elle tient Chapireau à sa merci. C'est un pauvre fétu de paille qui se sent incapable d'affronter le dragon qui vit chez lui, même lorsqu'on s'en prend à ses enfants où à sa défunte épouse. Désormais, la peur a remplacé l'amour:
"Une peur qui ne lâche rien quand elle tient sa proie, qui ne prévient jamais. La peur qu'ont parfois les marins d'être aspirés par le fond".
Zack et Marcel sont les victimes annoncées de Laura. Et Chapireau ne fait rien ; il croit les protéger des foudres de leur belle-mère en les envoyant en pension ; eux y voient un dernier acte de lâcheté paternelle. Désormais, la vie de cet homme est entre les mains de sa nouvelle compagne, enceinte. La torture psychologique est quotidienne, les crises aussi. Son grand besoin d'amour, elle l'exprime dans l'anéantissement de l'autre, en le poussant "dans ses retranchements". Alcide croit en la fatalité, c'est plus commode que d'admettre qu'il a renoncé.
"Le chaud, elle le refroidissait, le beau elle le salissait. Comme d'autres ont le vin gai, elle avait l'amour triste".
Automne naît, et c'est la seule joie de Chapireau. Sauf que Laura, après lui avoir retiré ses amis, ses enfants et sa dignité d'homme, lui annonce qu'elle veut partir avec la petite...
Chevrotine est un roman douloureux. Il raconte un crime passionnel, un crime aussi de délivrance. "Son crime, c'était un cri, juste un cri", écrit Eric Fottorino. Laura était passée maître dans l'art d'exercer "l'amour terroriste". L'amoureux devient une proie à abattre.
Les chapitres sont courts et intenses. Chapireau se raconte et explique pourquoi il est désormais un homme seul, isolé des siens. Cependant, comment expliquer tout cela à sa fille ? Comment expliquer que la traînée mauve qui traversait soudain le regard de Laura était annonciateur d'une nouvelle crise, de nouveaux cris, ou de silences inconsidérés et dédaigneux?
L'auteur a su écrire aussi sur ces silences, aussi tranchants que les mots qui tuent à petit feu en vous laissant désemparé.
Laura sans le savoir (quoique) cherchait son assassin et l'a finalement trouvé. Car, à défaut de la mort d'un des deux protagonistes, quelle issue pour ce couple ? Les menaces de départ, de fuite, ne sont que du vent car Laura avait besoin d'une cible pour trouver son équilibre...
Eric Fottorino signe un roman fort et bouleversant sur un amour haineux qui ne grandit que dans le rejet et le rabaissement de l'autre. Point de jugement, juste le récit d'un homme fait de renoncements dont toute la vie a été remplie "d'un vertige étrange de pouvoir disparaître sans que nul ne s'en inquiète."
Magistral.