Ed. Pocket, traduit de l'anglais (USA) par Pierre Alien, septembre 2012, 706 pages, 8.4 euros
Regards croisés
Un livre, deux lectures. En collaboration avec Christine Bini
"Les choses terribles et sanglantes sont parfois les plus belles..."
Pour Richard Papen dix-neuf ans, l'Université de Hampden, dans le Vermont est une opportunité à ne pas manquer. En effet, non seulement, il va enfin quitter la Californie et le foyer familial au sein duquel il se sentait exclu, mais en plus, il va donner un sens à sa vie, en tant qu'étudiant en lettres, et amateur éclairé de grec ancien.
Fuir ses parents étaient de toute façon une priorité:
"Mon père était méchant, notre maison était laide, et ma mère ne faisait pas attention à moi; mes vêtements étaient nuls, mes cheveux trop courts, et à l'école, personne ne m'aimait énormément."
C'est pourquoi, arrivé à Hampden, Richard possède l'oeil neuf du "petit nouveau", presque naïf, se contentant de ce qu'on lui donne et ce que ses moyens lui permettent. Avec le recul, il doute que cet autre moi ait pu un jour existé...
Richard Papen raconte cette année particulière d'études, qu'il qualifie, dix ans après de "fêlure fatale":
"Est-ce que quelque chose comme la fêlure fatale, cette faille sombre et révélatrice qui traverse le milieu d'une vie, existe hors de la littérature? (...) Et je crois que voici la mienne: une avidité morbide du pittoresque à tout prix."
Pour pouvoir continuer sa formation en grec ancien, Richard a posé sa candidature au cours de Julian Morrow, professeur pittoresque, à l'écart de ses confrères, qui n'accepte que peu d'étudiants triés sur le volet. Une fois accepté, Richard rejoint les cinq étudiants, qui, comme lui, vont étudier les Humanités: Edmund dit Bunny, véritable "parasite" vivant au crochet de son ami Henry, assez instable, les jumeaux Camilla et Charles, Francis, et Henry, maître à penser de tous, et de loin le plus riche.
"J'étais étonné de la facilité avec laquelle ils m'incorporaient à leur mode de vie cyclique, byzantin. Ils étaient tous tellement habitués l'un à l'autre que je crois qu'ils me trouvaient rafraîchissant, et ils étaient intrigués par mes habitudes les plus banales."
Les nouveaux amis de Richard fonctionnent en vase clos, boivent les paroles de leur maître à penser Julian, dont les cours ressemblent davantage à une dictature bienveillante qu'à un exemple de démocratie et d'échanges. Surtout, le narrateur se rend compte très vite qu'on ne lui dit pas tout. Ses camarades sont solidaires dans le mensonge, n'hésitent pas à s'exprimer en grec devant lui lorsqu'ils ne veulent pas être compris de lui, disparaissent parfois quelques temps pour des raisons obscures...
"J'accueillais avec une sorte d'aveuglement volontaire les infimes contradictions, les grincements ténus qui leur échappaient."
Enfin, Henry semble être le chef tacite des autres. Rien ne se fait ni se décide sans son accord. A la fois craint et admiré, il emmène les jumeaux et Francis à la célébration d'une Bacchanale, rite Dyonisiaque tel qu'on l'exerçait dans l'Antiquité, dans l'espoir d'accéder au désir primal et échapper au mode cognitif de l'expérience. Les quatre étudiants alcoolisés et drogués se rendent compte le lendemain qu'ils ont tué un homme pendant leur "virée antique".
A ce stade commence la seconde partie du roman, où la question du non-dit, du pardon, mais surtout de la faculté à porter le poids du secret, se posent. Car Bunny, absent de cette "petite fête", prend très mal les événements non pas parce qu'il y a eu mort d'homme mais parce qu'il n'était pas là. Quant à Richard, il ne devient un exemple flagrant de perte de soi au profit du groupe: il ne juge pas, garde le secret, et, avec ses amis, comprend vite que Bunny devient une menace pour tous.:
"Ce que nous prenions pour un poids ordinaire, docile, était en fait une grenade sous-marine qui a explosé sans prévenir sous la surface lisse et dont les répercussions se font encore sentir aujourd'hui." Pourtant absent lors du meurtre, il se sent solidaire des meurtriers.
La question centrale du roman est l'importance accordée aux événements en fonction de l'état d'esprit de chacun. Dans ce petit groupe élitiste, tous ne vont pas supporter de la même façon le poids du secret, ni celui de la façon dont ils ont gérée le "cas Bunny". Pour Richard, le récit que nous lisons est son exutoire, sa thérapie intime, car il est "resté tout le temps dans les ornières boueuses du Mont Cataract" depuis ce jour d'avril où le sort de son ami Edmund s'est scellé.
Or, l'écriture ne suffit pas. Elle n'endort pas les pensées; seuls l'alcool et les drogues peuvent le faire. L'engrenage est infernal; Camilla et son frère se déchirent, Francis devient alcoolique, et Henry se repasse sans cesse ce moment unique de la Bacchanale où il a enfin pu agir sans penser, et ressentir des émotions inconnues jusqu'alors.
Mais à ce jeu pervers, qui aura le dernier mot, ou plutôt qui n'y laissera pas son âme?
Les 706 pages de cette édition poche happent le lecteur. La narration à la première personne du singulier n'entame pas l'objectivité du récit. C'est un Richard, maintenant adulte et loin de ses anciens amis, qui entreprend de raconter cette année particulière qui aura eu raison de ses certitudes. En arrière plan de cette intrigue implacable, Donna Tartt explique le fonctionnement universitaire américain en lui collant une image finalement assez négative voire nauséabonde. Hampden prend l'allure de lieu de tous les dangers, de tous les abus, une zone de non-droit où les instances extérieures n'ont finalement que peu d'influence. Si le groupe de Julian ne s'était pas isolé de leurs congénères, ils se seraient rendus vite compte que les mœurs et les habitudes du campus s'apparentaient à un rite dionysiaque...
Richard est l'incarnation de celui qui a préféré "la perte de soi" pour la survie du groupe, jusqu'au point de rupture. Henry symbolise le maître des illusions étrange et charismatique, un ami "qui fait froid dans le dos" mais dont on n'arrive pas à s'éloigner; Camilla, quant à elle, seule fille du groupe, la beauté froide et lointaine à la personnalité troublante.
L'auteure fournit avec ce roman une maîtrise implacable de l'intrigue, distille l'angoisse et la perversité à demi-mot, et provoque une réflexion sur la capacité de la nature humaine à obéir à d'étranges instincts.
Une grande réussite.
L'article de Christine Bini sur son blog La lectrice à l'oeuvre: http://christinebini.blogspot.fr/2014/03/regards-croises-5-le-maitre-des.html
"Ce que nous prenions pour un poids ordinaire, docile, était en fait une grenade sous-marine qui a explosé sans prévenir sous la surface lisse et dont les répercussions se font encore sentir aujourd'hui." Pourtant absent lors du meurtre, il se sent solidaire des meurtriers.
La question centrale du roman est l'importance accordée aux événements en fonction de l'état d'esprit de chacun. Dans ce petit groupe élitiste, tous ne vont pas supporter de la même façon le poids du secret, ni celui de la façon dont ils ont gérée le "cas Bunny". Pour Richard, le récit que nous lisons est son exutoire, sa thérapie intime, car il est "resté tout le temps dans les ornières boueuses du Mont Cataract" depuis ce jour d'avril où le sort de son ami Edmund s'est scellé.
Or, l'écriture ne suffit pas. Elle n'endort pas les pensées; seuls l'alcool et les drogues peuvent le faire. L'engrenage est infernal; Camilla et son frère se déchirent, Francis devient alcoolique, et Henry se repasse sans cesse ce moment unique de la Bacchanale où il a enfin pu agir sans penser, et ressentir des émotions inconnues jusqu'alors.
Mais à ce jeu pervers, qui aura le dernier mot, ou plutôt qui n'y laissera pas son âme?
Les 706 pages de cette édition poche happent le lecteur. La narration à la première personne du singulier n'entame pas l'objectivité du récit. C'est un Richard, maintenant adulte et loin de ses anciens amis, qui entreprend de raconter cette année particulière qui aura eu raison de ses certitudes. En arrière plan de cette intrigue implacable, Donna Tartt explique le fonctionnement universitaire américain en lui collant une image finalement assez négative voire nauséabonde. Hampden prend l'allure de lieu de tous les dangers, de tous les abus, une zone de non-droit où les instances extérieures n'ont finalement que peu d'influence. Si le groupe de Julian ne s'était pas isolé de leurs congénères, ils se seraient rendus vite compte que les mœurs et les habitudes du campus s'apparentaient à un rite dionysiaque...
Richard est l'incarnation de celui qui a préféré "la perte de soi" pour la survie du groupe, jusqu'au point de rupture. Henry symbolise le maître des illusions étrange et charismatique, un ami "qui fait froid dans le dos" mais dont on n'arrive pas à s'éloigner; Camilla, quant à elle, seule fille du groupe, la beauté froide et lointaine à la personnalité troublante.
L'auteure fournit avec ce roman une maîtrise implacable de l'intrigue, distille l'angoisse et la perversité à demi-mot, et provoque une réflexion sur la capacité de la nature humaine à obéir à d'étranges instincts.
Une grande réussite.
L'article de Christine Bini sur son blog La lectrice à l'oeuvre: http://christinebini.blogspot.fr/2014/03/regards-croises-5-le-maitre-des.html