Editions
Zulma, collection Zulma Poche, octobre 2013, 265 pages, 9.95 euros
Parfois, bien que lecteur soit curieux et ouvert à la
découverte d'un auteur ou d'un genre, on passe à côté d'un écrivain, pourtant
primé, à la bibliographie impressionnante, mais peu médiatisé.
C'est le cas avec Georges-Olivier Châteaureynaud. Je ne
suis pas sûre que tous les lecteurs chevronnés connaissent cet auteur et son
œuvre. Humblement, c'est par ce recueil de nouvelles qui a obtenu la Bourse
Goncourt en 2005, que je découvre un des plus talentueux auteurs français du
genre.
Singe
Savant tabassé par deux clowns (titre éponyme d'un
récit) réunit onze nouvelles dont le fil d'Ariane est le climat étrange voire
fantastique qui s'en dégage. Dès la première histoire, Seule mortelle, le ton est donné. En effet, la nature humaine
côtoie l'immortalité et la jeunesse éternelle dans les montagnes difficiles
d'accès.
Chez Châteureynaud, chaque lieu présenté est différent
et semblable à la fois, normal en apparence, mais refuge de l'étrange en
profondeur. Ces lieux peuvent être un cirque, un sanatorium, une rue, une
montagne, Tanger, Eparvay-Sur-Mer, ou Ecorcheville qui, comme son nom
l'indique, a placé à disposition de la population des stands de "machines à fusiller", rendant ainsi
plus facile la démarche suicidaire.
"Rien
ne saurait nous empêcher de courir à l'abîme une fois qu'un mystérieux signal nous a
été donné."
Justement cet abîme prend les contours des lieux de
l'action. Les personnages en présence se sentent d'abord bien dans l'endroit où
ils décident de rester, puis, au fur et à mesure, se rendent compte que le lieu
les possède, les influence, bref, dirige leur existence. Dans La rue douce, le chauffeur de taxi
transporte un étrange client qui le conduit à une rue qui n'existe pas sur la
carte; dans Les Ormeaux, le petit
garçon doit son intégration dans la ville grâce à une pêche miraculeuse
d'ormeaux faites dans une étrange maison invisible des autres habitants. Ainsi,
la géographie est source de basculement.
De plus, force est de constater que, dans plusieurs
nouvelles, l'image féminine revêt des caractères fondamentaux. La femme (ou
jeune fille) est à la fois un guide, une source de désir, ou une menace
inexorable. Une rencontre fortuite dans la rue peut transformer l'existence du
protagoniste. Ainsi, dans Les sœurs
Ténèbre, le narrateur bouscule sans le vouloir une jeune fille sur une
patinette, et se retrouve à la merci des …Parques! Elles s'appellent Mathilde,
Aïda Gorbius, Angelina, Dora, ou n'ont pas de nom défini, mais incarnent à
elles seules l'élément déclencheur qui amènera le lecteur vers la chute.
Les protagonistes sont des hommes malades, au chômage,
ou à une mauvaise période de leur vie lorsque leur histoire commence. Et ce
sont les lieux et les femmes qui vont faire évoluer étrangement leur situation.
Alors, oui, ils se disent bien qu'il se passe quelque chose d'étrange, que la
situation est incongrue, mais ils se laissent porter par les événements, un peu
comme des pantins par les fils du marionnettiste.
"De
nos jours, pressé de se caser vaille que vaille dans le grand puzzle social, on
ne prenait plus le temps de se trouver. On se pliait, on se modelait, on
s'estropiait s'il le fallait, pour s'adapter à la case venue."
En filigrane, l'auteur propose une analyse toute
personnelle de la société. Dans Les
Ormaux, la mère et le fils obtiennent un logis après des mois d'attente.Dans
Tigres adultes et petits chiens,
Jean-Marie Vicennes-Dolprecht réussit à entrer dans un sanatorium
"miracle" pour soigner sa tuberculose grâce à la fortune de sa mère.
Dans Civils de plomb, il faut de
l'argent, beaucoup d'argent, pour avoir le droit de faire revenir à la maison
ses chers défunts. Souvent, l'auteur pointe du doigt une société inégalitaire,
ancrée dans ses convictions selon laquelle l'argent nous met à la tête du
"grand puzzle social".
Lorsqu'on lit pour la première fois Châteaureynaud, on
apprécie ce basculement presque imperceptible dans le fantastique, l'inattendu.
On savoure notamment l'imagination sans cesse renouvelée, faisant ainsi de ces
onze nouvelles, des partitions originales. Enfin, et le choix du genre n'est
pas anodin, le lecteur est happé par la lecture, bien loin de la "léthargie, somnolence" que
ressentent parfois les personnages avant que le ciel ne leur tombe sur la
tête…délicatement, car chez Châteaureynaud, tout se passe avec élégance et sans
brusquerie.