Ed. Robert Laffont, traduit de l’anglais (USA) par Odile Demange, mars 2013, 610 pages, 24,50 €
Tom Wolfe plonge le lecteur sous « la vaste lampe chauffante » de Miami, où les saisons n’ont que le nom, véritable bouillon climatique, culturel et ethnique.
Le fil narratif est simple : un
oligarque russe, un certain Sergueï, a fait don au musée d’Art Moderne
de la ville de tableaux de maîtres pour une valeur de 70 millions de
dollars. Or, le cadeau semble bien étonnant lorsqu’on en considère la
valeur démesurée. Ainsi, ce Sergueï va devenir le pivot central de la
narration, véritable « pitch littéraire » à lui tout seul, et lien entre
tous les personnages du récit. Symbole de l’immigration réussie, riche
en dollars et homme influent, il permet à l’auteur d’étendre la
narration à l’immigration, aux communautés ethniques, au rôle de
l’argent et du pouvoir. Par ce livre, Tom Wolfe explique en fait comment
ceux venus d’autres pays, avec une autre langue et une autre culture,
ont réussi à s’emparer légalement de postes clés tels ceux de maire,
chef de la police, ou mécène culturel. Quant aux « natifs » de la
Floride, ils ne font que suivre le mouvement et tentent de graviter
autour de ceux qui comptent.
Car Bloody Miami est un
roman difficile à plus d’un titre si on veut en faire une analyse
éclairée. En effet, écrit avec une prose qu’on peut qualifier
d’échevelée (chapeau bas à la traductrice), le lecteur doit s’habituer
aux idiomes et aux onomatopées censées « donner » vie aux mots qui
ponctuent l’ensemble du texte :
« Son assurance se dégonffffffla encore ».
« Les voix s’atténuèrent soudain en
un presque imperceptibredouillant murmurmurmure et un unique gazouillis
hihihihi de rires et en nouveaux murmurmurmurmurmurmurmures ».
« Ahhhhunnnggghhh » et autres « hock hock hock ahhhHHH ».
Passé ce cap syntaxique, le contenu se
révèle fort intéressant. Outre Sergueï, les protagonistes possèdent en
commun cette volonté immuable de reconnaissance, au point de se poser la
question de savoir si ce n’est pas Miami, véritable mère ogresse envers
ses petits, qui engendre cette soif d’exister non pas pour soi, mais
pour et à travers les autres. Autour de Nestor, le flic banni de sa
communauté pour avoir sauvé et peut-être condamné au retour un candidat
cubain à l’immigration, de Magdalena son ex-petite amie, maîtresse d’un
psychiatre spécialisé en dépendance pornographique, et avide de
paraître, des personnages secondaires gravitent et révèlent le
fonctionnement profond de cette ville.
Paraître et réussir sont les deux verbes
résumant les objectifs de tous ces gens, balayant au passage les
conceptions de vérité et transparence. Ainsi, on découvre un prof de
lettres Haïtien, endetté jusqu’au cou pour faire croire que sa lignée
est issue d’une famille blanche française ; un médecin, Norman Lewis,
prêt à rompre avec toute déontologie pour que son patient fortuné
continue à le faire entrer dans les milieux fermés et influents des
riches afin d’y parfaire ce qu’il appelle « le panache » ; ou enfin,
Magdalena qui fait de son corps une arme : « Sexy – c’était ça l’idée. Le corps dans toute sa splendeur ! Que le sexe l’emporte sur tout le chic qu’elle ne possédait pas ». Même Nestor accepte de pactiser avec un journaliste pour de nouveau donner un sens à son existence :
« Parler à ce journaliste ne
pourrait que lui valoir des ennuis sans l’autorisation d’un inspecteur,
d’un commissaire ou d’un quelconque directeur adjoint. D’un autre côté,
il avait parlé à ce type vingt-quatre heures plus tôt et personne
n’avait rien dit… en plus, tant qu’il parlait à la presse, il existait.
Pas vrai ? Tant qu’on parlait de lui à la presse, il avait une place
dans ce monde ».
De ce fait, Miami se révèle être aussi
la ville des excès : orgie de sexe, orgie d’argent, orgie d’art
pseudo-contemporain, orgie de vide finalement, si bien qu’au cœur d’une
fête parmi tant d’autres, le lecteur, comme la jeune femme, sent venir
la chute prochaine :
« Avant le coucher du soleil…
Magdalena avait été par là, au nord, et pourtant, d’ici, tout ce qu’on
voyait à l’horizon ne dépassait pas la taille d’une rognure d’ongle de
petit doigt (…) Le reste du monde n’existait pas. Il n’y avait que cette
flottille de cinglés dépravés. Et elle était prisonnière forcée de
contempler la pourriture, le suintement pustuleux de la liberté absolue.
Le ciel lui-même n’était plus qu’obscurité complète et un unique
faisceau lumineux éclairant une immense étendue de toile sur laquelle
des fragments de corps suintaient et ondulaient… Tout ce qui restait de
la vie sur Terre, réduit à cela. Magdalena était plus que déprimée.
Quelque chose en tout cela l’effrayait ».
Alors cette ville serait-elle la
nouvelle Sodome ? Tom Wolfe a vécu deux ans sur place pour prendre le
pouls de cette mégalopole aux quartiers divers et variés, véritables
petits pays reconstitués. On sent sa volonté d’être « le secrétaire de
son époque », la plume du journaliste, au point parfois de forcer le
trait de telle ou telle situation. Les luttes entre communautés sont
omniprésentes et débordent même au sein des strates du pouvoir. En
filigrane, se pose la question de l’identité des habitants : mais qui
sont-ils vraiment derrière le vernis des apparences ?
« Les gens préfèrent parler de leur
vie sexuelle (…), de leur argent, de leurs mariages ratés ou de leurs
pêchés aux yeux du Seigneur… de n’importe quoi plutôt que de leur statut
en ce bas monde… de leur place dans l’ordre social, de leur prestige ou
de leur absence humiliante de prestige, du respect qu’on leur témoigne
pas, de leur jalousie et de leur rancœur à l’égard de ceux qui se
vautrent dans le respect dès qu’ils se posent le pied quelque part ».
Et quand on est fini, ruiné, seul, il reste « les maîtres du désastre », téléréalité pour anciens riches « sonnés mais toujours debout ». Qu’est-ce que la perte de dignité en échange d’un chèque ?
Bloody Miami est un roman
intense, foisonnant et exceptionnellement documenté. Il faut comprendre
le titre au sens figuré. La ville sanglante est plutôt une cité
imprégnée de dollars et d’excitation sexuelle permanents, au sein de
laquelle les Anglos (américains blancs) ne sont qu’une minorité n’ayant
plus les rênes du pouvoir et sont irrésistiblement attirés et absorbés
par cette course folle permanente…
Pour conclure, laissons la parole à Dio, maire de Miami d’origine Cubaine :
« Miami est à ma connaissance la
seule ville du monde – du monde, je dis bien – dont la population se
compose à plus de cinquante pour cent d’immigrés récents, arrivés au
cours des cinquante dernières années (…) Si vous voulez maintenant
comprendre Miami, il y a une chose que vous devez savoir avant tout. A
Miami, tout le monde déteste tout le monde ».