mardi 6 juin 2017

Un Dernier verre au bar sans nom, Don Carpenter


Dans un entretien sur France Info,  l'auteur martiniquais Patrick Chamoiseau expliquait que l'écrivain était en lutte contre l'écriture. Justement, dans ce roman, Don Carpenter raconte ces écrivains qui ont mis l'écriture au centre de leur existence au point d'en devenir parfois l'esclave.

Charlie est un écrivain en devenir, entendez par là qu'il travaille déjà un manuscrit et s'est fait remarqué pour sa finesse littéraire. Vétéran de la Guerre de Corée, il a pour projet d'écrire pas moins que le Moby Dick de la guerre, même s'il sait que le thème est éculé en littérature.
Jaime est une étudiante modèle, fille unique de parents qui l'ont élevée dans la petite bourgeoisie. Quand son père rentre un soir saoûl (encore une fois) et annonce qu'il a été viré de son emploi de journaliste, Jaime sent que sa petite vie bien tranquille sera bientôt un agréable souvenir.
Jaime et Charlie se rencontrent sur les bancs de la fac. Ils ont pour passion commune l'écriture. Jaime admire Charlie pour ce qu'il incarne à cette période : un talent littéraire plein de promesses qui pourrait bien révolutionner le monde de la littérature.
"Peut-être qu'il écrivait à la main. Encore plus littéraire. Charlie écrirait son roman sur la guerre de Corée et deviendrait sans doute un écrivain célèbre et admiré, le nouveau Norman Mailer ou James Jones. Elle n'avait aucune guerre sur laquelle écrire".
Charlie, de son côté, admire Jaime pour son intelligence, sa finesse d'analyse et sa facilité à coucher par écrit ce qu'elle ressent. Mais depuis qu'ils se fréquentent, Jaime n'écrit pas. Pis, le décès prématuré de son père, sa grossesse et la carrière universitaire de Charlie font que l'écriture n'est plus une priorité pour elle.

Le couple emménage dans l'Oregon. Il y fait froid, Jaime a du mal à s'habituer à sa nouvelle vie de mère de famille au foyer, tandis que Charlie, professeur, rencontre des gens, sympathise même avec des  étudiants pour qui il est devenu un modèle. Dans ce sillage, certains sont déjà des écrivains publiés comme Dick, ou sont en passe de l'être comme Stan. Tous n'ont pas la même approche de l'écriture. Pour l'un elle est seulement un moyen de devenir célèbre et envié, pour l'autre un billet d'entrée vers une vie honnête.
"A cet instant, assis au bord de son lit, ses onze pages entre les mains, il perçut un point commun entre le vol et l'écriture. Il s'agissait dans les deux cas de questions extrêmement intimes".
Charlie, lui, est en panne d'inspiration. Il n'arrive pas à boucler son manuscrit, ni à l'agencer pour en faire un véritable roman novateur. Et cela perturbe sa vie de couple.
"Elle ne savait pas trop pourquoi. Cette chose changerait leur vie quelle que soit la forme de son aboutissement. Si elle était conforme à leurs espérances, Charlie monterait en grade dans le monde des lettres et cela pouvait être destructeur".

Et puis, Jaime, isolée, un peu perdue, décide d'écrire pour donner un sens à sa vie. Le mariage ne doit plus tuer son ambition de devenir écrivain.

Le succès du roman de Jaime va être l'événement catalyseur de la seconde partie de Un dernier verre au bar sans nom, car il va inverser les rôles dans le couple formé par Charlie et Jaime, et l'argent - qui coule à flots - va influencer leur vision de la littérature.
"En lisant le manuscrit de Jaime il avait enfin compris pourquoi il ne pouvait terminer son livre. Charlie n'était pas écrivain, Jaime, si. Cela ne tenait pas aux mots, mais à l'organisation. Jaime savait instinctivement comment assembler les différents éléments pour que l'ensemble soit fluide d'une scène à l'autre. Le texte de Charlie, lui, était sens dessus dessous".
Nous sommes dans les années 60-70 et les studios hollywoodiens sont prêts à payer des sommes folles pour acheter les droits de romans ou de nouvelles publiées. Alors que Dick a disparu de la circulation, Stan réapparaît dans le sillage du couple revenu sur San Francisco. Stan incarne cette nouvelle mode de la littérature au service de l'industrie du cinéma, avec tout ce qu'elle implique de confort matériel mais de difficultés personnelles.
"Charlie éprouva un pincement de jalousie indigne devant le talent de Stan à capter le banal alors que lui s'agrippait à ses grandes idées qui, pour autant, ne sortaient jamais comme il fallait. Ou bien peut-être que Stan n’écrivait que de la camelote pop, alors que Charlie voulait plus que ça. La littérature, le grand art. Dégage, Léo. Pousse-toi de là, Herman".

Don Carpenter écrit sur les écrivains, sur ce petit monde de personnes qui ont un rapport étroit avec l'écriture, mais n'écrivent pas pour les mêmes raisons. Il insiste aussi sur le fait que l'écriture "saborde" ou complique les relations, travestit aussi notre rapport au monde et aux autres. Au fur et à mesure, l'écrivain devient un esclave volontaire, dont la seule préoccupation est de ne pas vivre l'expérience de la page blanche.
Les succès sont éphémères au vu du temps passé à écrire et essayer de placer son manuscrit chez un éditeur. Avec le temps, les désillusions s'accumulent mais l'envie d'écrire reste, quitte à bousiller sa vie familiale pour cela. Les bars deviennent alors ces lieux qui remplacent le bureau et permettent de jauger le monde qui nous entoure.
Un dernier verre au bar sans nom est un roman qui se déguste - un peu comme un bon cocktail dans un bar - . On entre directement dans le thème et on accompagne sans difficultés les personnages venus d'horizons différents. Au tournant des années 50-60, le monde littéraire américain était en plein boum ; tout était encore possible, d'où cet engouement intense.
Roman posthume, très peu modifié par l'éditeur, il est le témoignage d'une génération d'écrivains qui ont centré leur vie autour de la littérature.

Ed. 10/18, traduit de l'anglais (USA) par Céline Leroy, 480 pages, 8.40 euros.
Titre original : Fridays at Enrico's