lundi 3 février 2025

Résister ou fuir ?

 


Il y a trente ans, on aurait qualifié ce roman de dystopique. De nos jours, il flirte (hélas) avec une possibilité qui pourrait survenir rapidement, tant le monde actuel poursuit sa course folle.
En neuf chapitres de plus en plus éprouvants pour le lecteur qui a la sensation d'une plongée en apnée qui dure, Paul Lynch décortique les mécanismes d'une société qui sombre du jour au lendemain dans un régime totalitaire avec toutes les conséquences que ce basculement implique. Les énumérer toutes ne serviraient à rien alors l'auteur les assimile dans le basculement du quotidien d'une famille moyenne lambda. 
"Ce qu'elle a sous les yeux, c'est l'image d'un ordre qui se détraque, le monde sombrant dans une mer noire et inconnue".
Eilish et Larry ont quatre enfants. Dès le début du roman, Larry, est arrêté pour ses fonctions de professeur syndicaliste. Son épouse ne sait pas où il est, s'il est mort ou en détention. Elle devient la seule adulte à assurer la sécurité familiale. Mais peut-on parler vraiment de sécurité quand l'Irlande sombre dans le chaos ? Le régime, de plus en plus policé, verrouille tout. Le quotidien d'Eilish se transforme, tout comme la raison de son vieux père. Pour ne pas sombrer, elle échange mentalement avec Larry, point lumineux à travers l'obscurité du dehors.
"J'essaie de faire tenir cette famille dans un monde où tout semble calculé pour nous arracher les uns aux autres, il y a des moments oui ne rien faire est le meilleur moyen d'obtenir ce que l'on veut, il y a des moments où il faut se taire et baisser la tête".

La répression prend la forme d'une énorme vague contre laquelle on ne peut rien. Après l'instant de sidération, la population s'organise, les rebelles, dont Mark le fils aîné, passent à l'offensive. Eilish tient bon, supporte le sourire rempli de haine et de suffisance de l'épouse d'un policier parti dans l'autre camp, observe sa fille Molly ajouter un ruban blanc dans l'arbre du jardin pour symboliser les semaines d'absence de Larry, accuse le coup quand le boucher collabo refuse de la servir.

La descente aux enfers est si soudaine que l'héroïne espère que ce qu'elle vit n'est que "la noirceur opaque d'un rêve monstrueux, puis [qu'elle] se réveillera auprès de Larry".
Et malgré tout, alors que son amie Carole fabrique du pain et des pâtisseries jusqu'à l'overdose pour ne pas devenir folle, Eilish avance, cherche à rejoindre la liberté de l'autre côté de la mer. Il n'y a plus d'avenir dans un pays où on torture et tue des adolescents accusés d'avoir taguer sur les murs.

Et pendant que les Hommes déclinent, le temps passe, les saisons se succèdent et les descriptions de cette renaissance cyclique contrastent fortement avec les pages sombres du totalitarisme.
"Eilish regarde le ciel au bout de la rue, à hauteur de Christ Church Cathedral, le brasier de lumière flambe lentement, comme si le monde avait pris feu".

La mère de famille s'assimile alors aux arbres qui résistent pendant les mois d'hiver puis déroulent leurs bourgeons aux beaux jours. Cette comparaison l'endurcit et la mène vers une forme de résistance. Tout comme eux, on pourra compter les années sur son corps et elle résistera, coûte que coûte, aux agressions extérieures pour protéger les siens.

Le Chant du Prophète est sombre, très sombre, mais la lumière n'est pas loin. L'espoir fait vivre dit un dicton populaire. Il prend toute sa mesure dans ce roman qui porte bien son titre et dont l'héroïne garde la tête haute.


Ed. Albin Michel, collection Les Grandes Traductions, janvier 2025, traduit de l'anglais (Irlande) par Marina Boraso, 304 pages, 22.90€
Titre original : Prophet Song
Booker Prize 2024