lundi 13 janvier 2025

Survivre

 


"Ce lieu est tel un parchemin sur lequel on n'a rien écrit, encore".
Au dix-septième siècle, le territoire du nouveau monde n'était pas encore américain, peuplé de tribus indiennes qui ont appris, au fil du temps, à se méfier des colons européens que l'océan commençait à cracher régulièrement. Ces gens-là ont quitté l'Europe pour de multiples raisons, surtout celle de faire fortune sur une terre indomptée, vierge de tout commerce, et devenir les bâtisseurs d'une nouvelle nation.

"Elle avait choisir de s'enfuir, et ce faisant, laisser tout derrière elle, son toit, sa maison, son pays, sa langue, la seule famille qu'elle eût connue, la petite Bess qu'on lui avait confiée quand elle n'était elle-même qu'une enfant de quatre ans, son innocence, sa capacité à comprendre qui elle était, les rêves de ce qu'elle pourrait devenir un jour si elle parvenait à survivre à cette famine".
Elle a fait partie du voyage, enfant objet jadis de sa maîtresse qu'il l'a acheté pour remplacer son singe qui avait fui. Par la suite, elle devint la nounou de l'enfant du couple de commerçants, lui orfèvre, elle cachant le temps qui passe à coups de blanc de céruse. L'enfant, Bess, est née déficiente et devint sa seule amie, sa seule compagne.
"Être rien, c'est ne point exister, être rien, c'est être sans passé. Il était aussi vrai, pensa la jeune fille, qu'un rien sans passé pouvait se trouver libre".
Les conditions de vie et la famine au sein du fort ont eu raison de la servilité de la jeune fille. Une nuit, elle décide de fuir et goûter à une liberté que finalement elle n'a jamais connue. Devant elle, la forêt, un endroit pour se cacher mais aussi lieu de tous les dangers.
Alors, la narratrice omnisciente (car on l'imagine plus facilement être féminine) raconte l'incroyable odyssée de cette jeune fille seule, déterminée à survivre et rejoindre le nord où, un jour, sur la carte des hommes du fort, elle a cru voir que des colons français y séjournaient.

Les conditions de vie sont extrêmes. Le froid de l'hiver et la glace font place au dégel et aux bourgeons. Les animaux sauvages rôdent, des bêtes isolées comme elle, des hommes réduits en bêtes sauvages la surveillent pour prendre ses maigres possessions. La faim la taraude plus d'une fois mais elle avance coûte que coûte, réchauffée souvent par un petit feu de fortune.
"Et sans bouger elle observa, émerveillée, les astres scintillants. Elle goûta les bruits de la nuit dans la forêt, et pour la première fois n'éprouva point de crainte".
Et malgré tout cela, la jeune fille s'émerveille de la nature indomptée qui l'entoure. La violence des hommes et les cauchemars du passé s'effacent au profit du véritable communion avec les terres sauvages qui la tolèrent. Elle y trouve une paix qu'elle n'a jamais connue naguère et même si tout son corps n'est que souffrance, elle pense que cette dernière est bien moindre que ce que ses congénères sont capables.

Elle devient, au fil du récit, une véritable héroïne. Elle tente de se construire un chemin tranquille, elle qui a eu toute sa vie un tracé semé d'embûches. Elle fuit la folie des hommes, témoin de l'horreur que la faim peut provoquer. Seulement, la nature est-elle prête à la prendre dans ses bras ?

Lauren Groff signe un roman quasi mystique dans lequel la croyance des hommes s'estompe au profit d'une croyance plus large, universelle. Subtilement, elle explique que les violences humaines n'ont rien de comparable avec la violence de la nature qui répond à un processus naturel. Les Terres indomptées est une ode à la liberté, loin des servitudes et des brimades.

C'est un texte fort, souvent éprouvant, qui nous vaut - surtout dans les dernières pages - des phrases magnifiques ressemblant à des envolées lyriques. Comme dans son dernier roman Matrix (L'Olivier, 2023), l'héroïne est une femme qui se bat. C'est un texte féministe, engagé, sans compromis, dans lequel les rêves et les désirs avortés sont le sang du combat.

Merci à Carine Chichereau pour cette traduction.


Ed. de L'Olivier, janvier 2025, traduit de l'anglais (USA) par Carine Chichereau, 272 pages, 23.5€
Titre original : The Vaster Wilds