C'est un livre monde où on retrouve toutes les obsessions et l'étrangeté de l'univers littéraire du maître japonais. Le hasard du calendrier a voulu que j'apprenne la mort de David Lynch au moment où je terminais le roman. Il y a vraiment quelque chose de lynchien dans cette histoire dont la première partie fait écho à un autre roman de l'auteur, La Fin des temps (10/18,novembre 2020, réédition) dans lequel, déjà, la dernière partie était consacrée à la Cité dont la condition sine qua non pour y entrer est d'y laisser son ombre. "Dans cette Cité, les hommes n'ont pas d'ombre. Ce n'est que lorsqu'on abandonne son ombre qu'on se rend compte qu'elle est nantie d'un certain poids. De la même façon que l'on éprouve rarement dans sa vie quotidienne la gravitation terrestre".
Tout part d'une histoire d'amour impossible entre deux jeunes gens de dix-sept ans. Elle est énigmatique et secrète, il est maladroit et inexpérimenté. Pour se rapprocher, ils inventent ensemble une Cité entourée de murs, remplie de règles propres et au sein de laquelle le temps semble s'être arrêté. Or, un jour, la petite amie ne donne plus de nouvelles. Elle disparaît de la vie du narrateur mais pas de son cœur.
"C'est pourquoi, si je veux rendre le lien affectif entre nous plus fort et plus durable, c'est cette vision-là qui me vient à l'esprit : il pleut doucement, sans discontinuer, sur l'océan. Toi et moi sommes assis sur la plage, contemplant l'océan et la pluie. Collés l'un à l'autre sous le même parapluie. Ta tête posée tendrement sur mon épaule".
Les années passent, le narrateur vieillit dans la solitude et le souvenir de son amour perdu. Un jour, sans trop s'expliquer comment, il se retrouve dans la Cité sortie de leur imagination, recruté comme liseur de rêves. Là, il y retrouve l'amour de sa vie qui n'a pas pris une ride mais qui semble l'avoir oublié. Que choisir ? Une vie dans la Cité à observer le cycle de vie des licornes, à lire des rêves qu'il ne comprend pas mais lui donnent l'impression d'une "sensation de passage", à boire d'étranges infusions tout en sachant qu'il ne pourra jamais vraiment reconquérir sa moitié, ou décider de récupérer son ombre en train de mourir dans une cabane à l'entrée de la cité, surveillée par le gardien, et traverser le lac pour rejoindre le monde réel ?
"La Cité ressemble moins à une structure inorganique qu'à un être vivant en mouvement. Elle est flexible et intelligente. Elle s'adapte et change de forme selon les besoins. Je ressens vaguement cela depuis que je suis ici".
La difficulté de compréhension tient dans la frontière tracée entre le réel et le fantasmé, la réalité et le rêve. Pour transiter entre les deux, une pièce tout comme la pièce à damiers et aux lourdes tentures chez David Lynch.
"tout ce que je pouvais percevoir, c'est que je devais être proche de la frontière entre ce monde et l'au-delà. A la manière de cette pièce en semi-sous-sol. Située ni sur de la terre ni en dessous, et la lumière qui y pénétrait était faible et assourdie".
Dans ce petit cabinet isolé de la bibliothèque, un poêle, une table, deux chaises et la possibilité d'échanger avec un étrange défunt, M. Koyasu, que le narrateur a longtemps cru vivant.
"L'homme est semblable à un souffle, ses jours sont comme l'ombre qui passe".
De retour dans le monde dit réel, notre héros devient directeur d'une bibliothèque perdue dans une petite ville proche de Fukushima. Il y fait la connaissance d'un étrange jeune homme, autiste, qui lui demande de rejoindre la Cité et d'une propriétaire de bar avec qui il noue une relation vaguement amoureuse.
La Cité aux murs incertains est construit en trois parties dont les chapitres sont des pièces de puzzle à rassembler pour former un tout cohérent. La compréhension globale nous échappe. C'est à notre imagination et à notre sensibilité de privilégier telle ou telle piste proposée par Murakami. Et paradoxalement, ce roman apparaît pour moi comme son roman le plus abouti, une échappatoire à ce qui nous pèse et à notre routine. La psyché et les désirs sont les plus puissants et nous protègent de la brutalité du monde extérieur. D'ailleurs, dans la Cité, pour lire les rêves, les yeux subissent une transmutation.
"Je n'arrive tout simplement pas à comprendre ce que je suis. Pourquoi suis-je ici et pourquoi est-ce que je fais ce que je fais? Et pourquoi un vent si fort souffle-t-il constamment ici? Je ne cesse de me poser ces questions.
Bien sûr, je n'ai pas de réponse".
La clé est peut-être dans notre perception de notre ombre puisque "le vrai moi et l'ombre sont les deux faces d'une même existence", capables d'échanger leur rôle selon les circonstances.
Des ombres, des fantômes, et l'écho d'un passage de Gabriel Garcia Marquez dans L'Amour au temps du choléra, quand les héros , sur un bateau, longent un port en ruine où une femme vêtue de blanc leur fait signe. Et le capitaine de leur expliquer que cette créature féminine appelant à l'aide est un fantôme.
La Cité aux murs incertains est une quête du vrai moi, "le vrai moi bien vivant". Pour cela, le lecteur voyage entre deux mondes et c'est à lui de créer da propre vérité. On ne sort pas indemne d'une telle lecture car elle reste dans un coin de notre esprit, nous interroge et nous donne envie de relire l'œuvre du maître tant elle fait écho à d'autres romans*.
Un conseil : ne pas le lire en premier si vous n'avez jamais lu Murakami.
* le trou (lire Le Meurtre du commandeur) / le Puits (lire chroniques de l'oiseau à ressorts) / l'ombre et les licornes (lire La fin des temps) / les 2 mondes (lire IQ84) pour ne citer qu'eux.
Ed. Belfond, janvier 2025, traduit par Hélène Morita avec la collaboration de Tomoko Oono, 560 pages, 25€.