Pour ne pas sombrer, Cohen se raccroche à ses souvenirs d'homme marié, à son voyage à Venise, au ventre rond de son épouse. Seulement, tout cela n'existe plus.
"Maintenant, il ne faisait plus que pleuvoir. Avant la tempête. Pendant. Après, Impossible de dire quand s'achevait un ouragan ni quand commençait le suivant".
Cohen est seul dans la maison qu'il a refusé de quitter il y a presque deux ans après que le gouvernement ait instauré une nouvelle frontière.
"La limite avait été déclarée 613 jours auparavant. Une ligne tracée à cent quarante kilomètres du littoral, de l'Alabama à la frontière séparant Texas et Louisiane, en passant par le Mississippi. Une création géographique, synonyme de renonciation. On laisse tomber. Les tempêtes peuvent se garder le reste. Plus de réparation, plus de reconstruction".
Cohen tente tant bien que mal de poursuivre une vie normale dans des circonstances extraordinaires. Il a appris à vivre avec sa solitude au jour le jour. Lors d'un trajet pour aller chercher quelques courses, il est agressé par deux jeunes gens qui faisait du stop au bord de la route. Ils lui dérobent tous ses biens y compris sa précieuse jeep.
"Ils étaient tous si peu à leur place ici. Rester sous la Limite avait eu un sens très longtemps à ses yeux, mais c'était fini. Il en avait assez de la pluie - il en avait même assez depuis des mois - , il en avait assez du froid, du vent, de la construction sans cesse recommencée de cette putain de chambre qu'il avait fait serment de construire".
Son périple pour retrouver ses agresseurs l'amène dans un étrange camp dirigé par Aggie, un homme au "regard mauvais de l'impénitent" qui séquestre des jeunes femmes et a instauré une forme de terreur.
"Il remplissait les salles puis, au plus noir de la nuit, se servait de sa position pour pénétrer des corps et des âmes qui ne lui appartenaient pas. Le nouveau monde l'incita à troquer ses reptiles contre des armes et ses églises des zones industrielles contre une colonie".
Tel un nouveau Moïse, Cohen décide de libérer tous ces gens et les emmener au-delà de la frontière. Lui-même est fatigué de cette vie sans répit, toujours sur le qui-vive. Les souvenirs de sa femme ont "autant de consistance qu'un sac de ciment attaché aux épaules. C'est là en permanence, c'est horriblement lourd, on ne peut pas s'en débarrasser." Il se sent au bout d'un processus qu'il n'arrive pas à déchiffrer. Alors, sauver ceux qui l'ont dépouillé lui semble être un acte qui noiera pour de bon ses désirs de vengeance.
"Ses rêves ne créaient plus d'autres mondes, ils se réduisaient à une évocation fascinée de l'évasion. De la vengeance. Où apparaissaient ceux qu'il aimait et qui, maintenant, lui manquaient".
Seulement, le chemin est long, rempli de détours et d'hommes prêts à tout pour survivre. Au bout, il espère atteindre une forme de rédemption et rejoindre enfin ceux qu'il a perdus.
"Derrière ses paupières, d'étranges visions de la vie d'avant rôdaient dans les vastes cavernes de son esprit, penché tout au bord du gouffre de l'inconscient. Un feu roulant d'images s'étirant de la vie d'avant, puis à travers la dévastation, jusqu'aux derniers jours de son existence. Des visages qu'il se rappelait à peine, de curieux souvenirs - listes de commissions, scores de matchs, voix cruelles - , jusqu'à ce que tout disparaisse, englouti par la nuit".
Une pluie sans fin est l'histoire d'un homme confronté à une chose énorme, implacable, qui le dépasse mais qu'il prend à bras le corps afin de lutter dignement contre le désespoir et l'épuisement. Contrairement à d'autres romans apocalyptiques, il y a une lumière au bout du chemin, la possibilité d'un futur qu'il veut offrir à la petite troupe qu'il a décidé de sauver. Au fil des pages, Cohen est de plus en plus lucide. Il se rend compte que ses souvenirs d'homme heureux ne le sauveront pas du présent. Dès lors, veut-il encore de cette vie qu'il juge sans avenir, même de l'autre côté de la frontière ?
"Ce qu'il avait aimé et perdu n'avait aucun pouvoir contre la force indifférente du vivant".
Cohen est un héros, un homme encore debout face aux éléments déchaînés. Michael Farris Smith n'a pas hésité à écrire un texte aux accents bibliques dans lequel toute la palette des émotions y est présente. Et s'il fallait décrire ce texte en un seul mot, je choisirai espérance.
"Le soleil et les étoiles ne parurent pas pendant plusieurs jours, et la tempête était si forte que nous perdîmes enfin toute espérance de nous sauver" (Les Actes des apôtres, 27.20)
[exergue du roman]
Ed.10/18, octobre 2016, traduit de l'anglais (USA) par Michelle Charrier, 432 pages, 8.90€
Titre original : Rivers