La curiosité littéraire fait qu'on découvre souvent de puissantes voix un peu par hasard et qu'on se dit en les lisant "comment ai-je pu passer à côté depuis tout ce temps"?
C'est ce qui s'est passé avec S.A Cosby. C'est en l'écoutant au Festival America que je me suis penchée par la suite sur son œuvre en général et son dernier titre en particulier. Avec David Joy, il est une des Voix du Sud des Etats-Unis dont il est originaire et viscéralement attaché.
Justement, Le Sang des innocents, avant d'être un Polar de très bonne facture, est surtout un roman qui parle du Sud, de ses fantômes, de ses mentalités et des difficultés inhérentes à y évoluer quand on est un homme de couleur avec des responsabilités. Titus Crown, le héros, est l'incarnation de tout cela. Shérif du Comté de Sharon en Virginie, il est revenu dans sa ville natale après une carrière au FBI. Ce comté "c'était sa terre, c'était son cœur".
"Titus se déconnecta en songeant que le Sud était certainement l'endroit le plus contrarié par son passé et le plus terrifié par son avenir".
Tous le connaissent ; beaucoup le respectent mais d'autres aussi le méprisent à cause de la couleur de sa peau, imbibés par un racisme systémique transmis de génération en génération. En tant que shérif, il s'applique à être un homme droit qui ne trempe dans aucune magouille. L'incarnation du droit et de la loi finalement.
"Flannery O'Connor a écrit que le Sud était hanté par le Christ. Oui, il est hanté mais par l'hypocrisie du christianisme".
A Sharon, il y a vingt et une églises qui tiennent leurs fidèles à coups de sermons apocalyptiques, conservateurs ou bons père de famille. N'empêche que l'issue est la même, nous sommes tous des pêcheurs. Titus ne croit plus en tout ça depuis la mort de sa mère et raille la foi de son père avec qui il vit. Chaque jour, dans le cadre de son travail, il voit les dégâts de la religion sur la population.
Quand il est appelé pour une fusillade au lycée, il sent que "la saison des larmes vient de commencer" et qu'il va être à la barre. Surtout que le tireur est un jeune homme noir bien connu de tous pour ses magouilles et il a tué le professeur blanc tant apprécié de tous.
A force de creuser, Titus Crown se rend compte que ce meurtre n'est pas le point de départ d'une affaire mais le point final. Le téléphone portable du défunt parle et les photos que Crown découvre sont insoutenables, ce qui le conforte dans le fait que "les monstres sont parfois capables de faire des choses bien. C'est juste qu'ils préfèrent faire des choses monstrueuses".
Les habitants de Charon veulent des réponses mais sont-ils prêts à entendre une vérité qui finalement ne leur convient pas à cause de leurs convictions ?
"On porte tous un masque. Il y a le visage qu'on affiche en public, le visage qu'on montre en privé, et enfin notre vrai visage. Ces gens-là, les gens capables de ce genre d'atrocités, quand on leur retire leur masque, il n'y a rien en dessous. Ce sont des carapaces vides qu'ils remplissent avec des fantasmes et des désirs qui feraient tourner de l'œil n'importe quelle personne normalement constituée".
Le shérif et son équipe marchent sur des œufs. En pleine période de commémorations célébrées par les nostalgiques confédérés, l'enquête avance et révèle des vérités difficilement audibles. Le temps est cyclique, Charon est bien entrée dans une nouvelle saison des larmes.
"De l'avis de Titus, les gens avaient la mémoire courte.L'histoire récente de Charon était effectivement plutôt calme, mais son passé recelait des horreurs et des abominations qui étaient depuis entrées dans la légende. Et, comme aimait à le rappeler son père en citant un des sermons apocalyptiques du révérend Jackson, Charon était sur le point de connaître une nouvelle saison des larmes".
Il y a quelque chose de mythique dans le choix de la ville de ce roman. Charon est le passeur de la vie au trépas, celui qui transporte les âmes aux Enfers contre une pièce. Titus Crown est le garant de la paix dans sa ville sauf que, à tout moment, l'enquête avançant, elle peut basculer en Enfer. Les tâches laissées par l'esclavage et la suprématie laisse des traces presque indélébiles au point que, même si on brandit la vérité devant le nez de certains, l'obscurantisme les empêchera de la reconnaître.
"Titus songea que l'esclavage était une tâche incrustée à jamais dans les fondations de son comté natal. Une tâche de sang que tout l'argent du monde ne parviendrait pas à laver, et que des gens comme Ricky Sours refusait de regarder en face".
Le sang des Innocents est un grand roman contemporain, très fin dans son analyse et ancré dans le monde réel. On a besoin de cette voix pour bien comprendre toute la complexité des Etats-Unis.
Ed. Sonatine, janvier 2024, traduit de l'anglais (USA) par Pierre Szczeciner, 456 pages, 23€
Grand Prix des lectrices ELLE