"On avait huit ans le jour où papa m'a coupée en deux, de la gorge jusqu'au bas du ventre".
L'incipit de ce roman est violent, destructeur, au point de se demander si on ne s'est pas trompé de genre. Mais, très vite on comprend que nous sommes dans la métaphore. La narratrice, Inti Flinn, supporte une malédiction, plus qu'un don, une affection neurologique rare qui fait d'elle une éponge à émotions :
"Je ne suis pas comme la plupart des gens. J'avance dans la vie d'une façon différente, avec une compréhension du toucher profondément singulière (...) En clair, il s'agit d'une affection neurologique. La synesthésie visuo-tactile".
Avec sa jumelle, elle a vécu longtemps auprès de leur père bûcheron qui, en vieillissant, est devenu "un homme des bois naturaliste". Chaque chasse était un calvaire pour elle, son trouble étant décuplée à chaque mise à mort. Sa mère, restée en Australie, inspectrice à la brigade criminelle, a eu au moins la décence de l'écarter des horreurs dont elle prenait connaissance dans ses enquêtes.
Adulte, elle continue d'avoir une relation fusionnelle avec sa sœur Aggie, empêtrée dans un mariage toxique et violent. C'est d'ailleurs cette expérience qui sera le point de départ de leur exil en Ecosse où, pour le travail, Inti doit repeupler la lande de loups afin de préserver l'écosystème.
"Quand on parle de préservation, de sauver cette planète, il faut commencer par les prédateurs".
La jeune femme doit se partager entre son travail, l'hostilité de la population, ses amours contrariées avec Duncan le commissaire police, et les aléas psychiques de sa sœur, emmurée vivante dans un traumatisme, ne correspondant plus que par un langage des signes.
Les loups, c'est toute sa vie. Pas facile de faire comprendre aux gens apeurés qu'il suffit de trouver un équilibre grâce à la cohabitation. Pas facile non plus d'expliquer que le repeuplement végétal de la lande passe forcément par la réintroduction des prédateurs qui chasseront les animaux qui détruisent l'écosystème à petits feux.
Or, quand on a peur, on est capable du pire.
"Je crois que c'est la civilisation qui nous rend violents. On se contamine mutuellement".
Un éleveur de moutons disparaît et c'est toute la ville qui est en émoi. Inti croit connaître la vérité mais a préféré cacher les indices pour se préserver et préserver ce pour quoi elle se bat. Comme aimait le dire son père : "Nous sommes des gardiens, pas des propriétaires."
Seulement les coupables tous désignés sont-ils vraiment les bons ? Il n'y a qu'en s'enfonçant toujours plus loin dans la forêt et en observant les loups qu'Inti saura ce qu'il faut faire pour sa sœur et elle.
"Nous regardons toutes les deux là-haut pour ne rien louper du spectacle que nous offre le ciel, il danse vert, violet, bleu, des couleurs trop incandescentes pour figurer dans le Werner, et je pleure encore mais pour la beauté du monde maintenant, pour son attrait subtil, pour le mystère qu'il renferme et sa temporalité, pour sa compréhension profonde, tellement profonde".
La jeune femme porte trop de choses sur ses frêles épaules pour ne pas sombrer.
Je pleure la beauté du monde est une ode au monde sauvage et à la préservation de notre écosystème. Charlotte McConaghy a pris l'exemple de la réintroduction des loups dans les grands parcs américains pour construire son roman et le situer en Ecosse où l'écosystème est menacé à défaut de présence de grands prédateurs.
Elle réussit à marquer l'ambivalence humaine sur cette question, tiraillée entre le désir de préserver et la volonté de détruire ce qu'elle ne maîtrise pas. A juste titre, nous devenons nos pires ennemis. Ramenée à l'échelle familiale, cette conception est caractérisée par la relation fusionnelle entre Inti et sa jumelle Aggie."Je suis à la fois double et moitié", peut-on lire, même jusqu'à en risquer sa vie.
Introduire une intrigue policière au cœur du thème principal permet de donner du rythme à la narration. A travers l'enquête, on s'aperçoit que chacun y va de sa petite contribution à la défense de la nature et à son réensauvagement. Mais ce qui reste en refermant ce roman, ce sont les fulgurances littéraires, les lignes superbes sur la description du ciel, des landes écossaises, et des loups qui dansent comme s'ils fêtaient la joie d'être encore là.
Ed. Gaïa, février 2024, traduit de l'anglais (Australie) par Marie Chabin, 368 pages, 22.90€
Titre original : Once There Were Wolves