mardi 21 mai 2024

Et si...

 


Will Bear traverse les Etats-Unis à bord de son camping-car, accompagné de son chien Flip, au gré des missions que lui commande "les amis". C'est un solitaire, par la force des choses, élevé par une mère cyclothymique qui voyait en lui plus un complice dans ses escroqueries qu'un gamin à élever. On ne lui a pas vraiment appris les codes et au fur et à mesure que la société décline, il s'en tient à son quant à soi.

D'ailleurs, il est tellement méfiant qu'il a créé "une nébuleuse brumeuse de pseudonymes" qui lui permet de rester anonyme. Ainsi Big Brother ne peut pas le repérer. Milices, drones, caméras, portables font que l'intimité est devenu un doux souvenir.

"C'est vrai que le monde n'est pas en super forme (...) Ca avait sans doute été plus grave en 1349, et peut-être plus grave  en 1520 - mais on sent tous que des jours encore plus sombres sont à venir".
Et pourtant, Will a toujours réfléchi à ce que serait sa vie. C'est peut-être pour cela - mais aussi pour l'argent -  qu'il a contribué à alimenter une banque de sperme. C'était il y a longtemps, il n'y pensait plus, mais quand une jeune fille réussit à l'appeler sur son portable jetable et à se présenter comme sa fille, le passé revient comme une gifle.
"Légèrement vide, légèrement perdu, légèrement réjoui je retiens ce ressenti dans ma poitrine comme un accord suspendu".
Will a cloisonné sa vie depuis la mort de sa mère, non seulement pour préserver sa santé mentale longtemps aléatoire, mais aussi pour avancer et devenir libre des dettes qu'elle lui a laissées, l'obligeant à être un homme de main à la solde d'une organisation.
"J'ai passé une grande partie de ma vie à n'être qu'un simple outil (...) Au cours des décennies, je me suis efforcé d'être bon et généreux quand c'était possible,  impitoyable et vif quand il le fallait, mais je n'ai pas compté les points. (...)
Mais je ne sais pas. Je n'en suis pas sûr".
De son passé, il n'a gardé que Esperanza, avec qui il a grandi, devenue peu à peu sa protectrice. Quand il lui parle de ses étranges conversations avec Cammie qui pense être sa fille, elle pense qu'il y a une théorie du complot derrière tout cela.
Seulement, "compartimenter sa vie donne plus de mal à avoir une vue d'ensemble" et Will est fatigué. Il se voit être père, l'idée lui convient et s'il l'est vraiment il ne sera plus le "Somnambule dans la vallée du Bien et du Mal".

Pourtant, le parcours est semé d'embûches car Will est repéré, pourchassé et sa tête mise à prix. Il va falloir qu'il puise dans ses vieux souvenirs pour comprendre l'enjeu de ce qui lui arrive car les réponses sont dans le passé.
"Je n'ai jamais vraiment aimé raviver de vieux souvenirs. C'est juste que je n'aime pas la sensation qui va avec, si vous voyez ce que je veux dire : le temps ralentit et il y a ce pressentiment insondable, on sent quelque chose bouger derrière soi, un éclair qui menace depuis trop longtemps, et il ne vaut mieux pas regarder derrière son épaule (...) Je souhaite me réveiller un jour complètement amnésique sur une île déserte".
Alors qu'il se persuade de plus en plus qu'il est vraiment un père et qu'il réussira à retrouver sa fille, il se remémore sa relation dysfonctionnelle avec sa mère, de ses trahisons, de sa violence et ses erreurs de parcours. Et si le déterminisme était en marche et que finalement il ne pourrait pas devenir celui qu'il souhaite être ardemment ?

Somnambule est un superbe roman sur la paternité et la liberté. Est-ce nos choix qui déterminent notre parcours ou sommes-nous finalement que les pantins du déterminisme ?
La société décrite par Dan Chaon en toile de fond est assez dystopique. Les libertés individuelles sont en jeu, harcelées par des moyens de surveillance sophistiqués et de plus en plus intrusifs. Ainsi, en filigrane, c'est une véritable critique de la société américaine actuelle qui se met en place et l'auteur n'hésite pas à dénoncer les conséquences des décisions actuelles.

Avec ce dernier roman, toujours traduit par Hélène Fournier, Dan Chaon s'inscrit véritablement dans la liste des grands auteurs américains contemporains.


Ed. Albin Michel, collection Terres d'Amérique, février 2024, traduit de l'anglais (USA) par Hélène Fournier, 384 pages, 23.90€