Quel est donc ce Royaume enchanté dont parle Harley Mann tout au long de quinze bobines audio retrouvées par l'auteur dans un misérable carton, dans la cave de la Bibliothèque Veterans Memorial de St. Cloud ?
C'est ce que raconte le dernier roman de Russel Banks, disparu en janvier 2023 et qui, à lui tout seul, narre une histoire de l'Amérique méconnue dans laquelle une utopie en chasse une autre.
C'est la voix d'un certain Harley Mann qui est enregistrée en 1971. Cet homme devenu vieux relate sa vie depuis son enfance jusqu'à l'âge adulte, brinqueballé avec sa mère et ses frères et sœurs dans divers lieux pour "atterrir" dans une communauté Shakers en Nouvelle-Béthanie, sur les terres qui deviendront celles où sera bâti longtemps après Disney World.
De ses plus anciens souvenirs remontant à 1902, Harley raconte une Amérique dans laquelle des familles sont exploitées comme des esclaves dans des plantations gigantesques et où des laissés-pour-compte tentent de reconstruire une vie dans des communautés puritaines utopistes mais mortes nées puisque vouées à la pureté et à la séparation des hommes et des femmes.
Et pourtant Harley et sa famille doivent beaucoup à la communauté Shakers de Nouvelle-Béthanie, au sud d'Orlando, qui les a sauvés de la misère. Elle incarne l'espoir tant exprimé intérieurement.
"Nous sommes devenus plus ou moins muets tous les cinq. C'est ce qui se produits chez ceux qui sont totalement vaincus. Ils cessent de parler. Se plaindre serait exprimer l'espoir que la situation s'améliore. Nous n'avions pas cet espoir".
Promis à devenir Shakers par la suite, la famille Mann retrouve un équilibre tant recherché depuis la mort du père quelques années plus tôt. Dirigés par Aîné John Bennett et Aîné Mary Glynn, les Shakers sont d'habiles agriculteurs qui tentent d'accueillir de nouveaux adeptes à défaut de vouloir se reproduire.
Très vite l'Aîné John devient une figure paternelle pour le jeune Harley dont le père en avait fait le chef de famille. Alors que son jumeau Spence excelle dans le dressage de chevaux, il devient expert en abeilles et entretient le rucher de la communauté.
"C'était le royaume enchanté des Shakers et le mien".
La force du récit est due à de nombreuses pages expliquant les règles et les engagements de ce groupe puritain vivant autour de trois grands dogmes : pureté, communauté et séparation. Or tout ceci est utopique. Harley grandit et est en proie au doute. Il n'a pas encore prononcé ses vœux, c'est un promis mais il n'a pas la foi et surtout, il ressent de l'attirance pour Sadie Pratt, jeune fille venue de l'extérieure et accueillie en invitée pour se soulager sa tuberculose.
"Je crois que la plupart des gens gardent un souvenir clair et détaillé d'un lieu lorsqu'il s'y est produit un événement qui a changé leur vie sans qu'ils en comprennent le sens sur le moment, un lieu où régnait la confusion et se manifestaient de turbulentes émotions, où tout était pris dans un grand flux sauf le lieu lui-même".
Cette rencontre va transformer à jamais le jeune homme. Sadie "était comme un pont vers le Monde", la possibilité d'autre chose en dehors de la communauté. Justement le Monde, celui où les Shakers vendent leurs produits et tentent de recruter alors qu'ils le rejettent. L'attirance du départ va devenir obsessionnel le jour où ils vont échanger leur premier baiser.
"Un long baiser affamé, dévorant, et pendant ce baiser j'ai su que tout était désormais différent, que ce moment existerait toujours, que le restant de ma vie se diviserait entre l'avant et l'après de ce moment".
A partir de ce moment, le roman bascule. Harley est emporté par de sentiments qui le submergent et qu'il ne contrôle pas. Impossible pour lui de se confier à quiconque. De plus son jumeau quitte la Nouvelle-Béthanie pour tenter sa chance à l'Ouest, en tant que Cow-Boy. Le Royaume enchanté s'effondre de toute part. Et si Aîné John n'était pas finalement le rival de Harley, lui qui est tant attentionné envers Sadie ?
Le Royaume Enchanté est le roman d'une utopie et celui d'un homme devenu vieux, "solitaire isolé, une monade". L'utopie shaker a été remplacée, sur les mêmes terres, par celle de Disney. En creux, Russel Banks dénonce cette Amérique qui vend du rêve alors qu'il n'y a rien finalement, que du vide.
"Après une déchirure dans le tissu de ma vie, demeuraient encore les lambeaux d'étoffe qui pourraient un jour être rattachés, et alors le monde serait de nouveau restauré".
Chaque chapitre est une bobine. Chaque bobine est un récit. Chaque récit est une déflagration de souvenirs. Au centre, un homme que tout le monde a oublié alors qu'il est un témoin majeur de son temps. Et Russel Banks, par la force de la fiction et de la mise en abîme, le ressuscite.
C'est un roman enchanté et enchanteur.
Ed. Actes Sud, janvier 2024, traduit de l'anglais (USA) par Pierre Furlan, 400 pages, 23.50€
Titre original : The Magic Kingdom