"Pauvres mômes. On est censés dire, regardez-les, ils ont fait de mauvais chois qui les ont conduits dans une vie de misère. Mais des vies se vivent-là, en cet instant précis, se glissant entre les brossez-vous les dents, les bonne-nuit-les-petits et les chariots de supermarché remplis à ras bord, où ces mots n'ont pas cours. Des enfants, des choix. Ils étaient déjà pourris les matériaux avec lesquels on devait déjà construire notre vie (...) parce que nos parents s'étaient tirés quelque part et avaient tout laissé entre nos mains".
Deux mots résument ce grand roman : déterminisme et résilience. Damon Fields, alias Demon Copperhead (en hommage à son père) est sorti du ventre de sa mère alors que cette dernière était en plein trip d'opiacés. A sa naissance, l'enveloppe du sac amniotique le protégeait encore, ce qui lui a valu la croyance selon laquelle il ne pourrait jamais mourir noyé. Demon et l'eau, c'est une grande histoire d'amour. Il rêve un jour de contempler l'océan, lui le pauvre gamin du comté de Lee, au sud-est des Etats-Unis, qui grandit dans un mobil home de fortune et s'occupe, en petit homme, de sa mère, femme enfant en constante lutte contre ses démons. Heureusement il y a la vieille voisine, Mrs Peggot.
"Tu te couches avec des serpents, tu te réveilles avec du venin".
Et puis un jour, tout s'effondre. Demon est placé dans des familles d'accueil qui n'ont de famille que le nom rassurant, voyant de loin en loin sa mère, fraîchement mariée avec un homme brutal qui avait pris en grippe le petit garçon. Il n'a que dix ans.
"J'attends toujours de rencontrer la grande chose qui ne va pas m'avaler tout cru".
Quand sa mère meurt, il n'a plus que Maggot son ami d'enfance et la famille de Mrs Peggot sur qui compter.
"A l'enterrement de maman elle avait été plus ma famille que n'importe qui d'autre dans ma vie"
Ils sont ses souvenirs d'enfance les plus heureux et ils incarnent une stabilité qu'il n'a jamais connue même si, de leur côté, ils ont aussi leur lot de déboires. Mais c'est comme ça dans le comté de Lee, on est davantage dans la survie. Heureusement sa passion pour le dessin et son recul sur le monde le sauvent.
"Les miens sont morts d'avoir essayé, ou pas loin, accros que nous sommes à l'idée de rester en vie. Il n'y a plus de sang à donner ici, juste des blessures de guerre. La folie. Un monde de douleur, qui attend qu'on l'achève".
L'instinct de survie, c'est justement ce qui va sauver Demon. Il fugue pour rejoindre la maison de sa grand-mère paternelle. A partir de là, l'adolescent va vivre quelques années où il sera protégé de la misère, de la rue et de l'exploitation. Il deviendra même un athlète émérite, seulement, ses démons ne sont jamais loin. Son jeune entourage est ravagé par la crise des opioïdes et lui même, après une blessure pendant un match, sombre lentement mais sûrement. Il devient accro.
"Je suis né comme ça, j'en veux toujours plus. Pas de petit coin de pêche pour Demon, il veut l'océan tout entier. Et sauter par dessus bord. (...) Cette histoire que je raconte, c'est pour y voir plus clair. C'est une maladie (...) très bien. Mais d'où est-ce que ça vient, ce manque, cette maladie ? De la manière d'où je suis né, de ceux qui m'ont fait, ou des gens avec qui j'ai traîné plus tard ?
"Où commence la route vers la perdition"? se demande Demon. C'est pour cela qu'il a décidé d'écrire l'histoire de sa vie (bien remplie) alors qu'il est un jeune homme désintoxiqué. Sa route est parsemée de disparitions, de galères, de pertes. On a l'impression que c'est un vieil homme tant il a vécu d'événements qui ont nivelé l'homme qu'il est devenu. Demon est l'incarnation de la lutte constante contre le déterminisme social, cette maladie.
"Autrefois nous menions une vie honnête, consacrée toute entière à Dieu et au pays. Puis le monde a changé. Désormais, il n'y a plus de Dieu, plus de pays, mais l'idée que le charbon est un don de Dieu, tu l'as toujours dans le sang et tu as envie d'y croire. Parce que sinon c'est une arnaque de plus à bord de ce train qui a sillonné nos montagnes depuis que George Washington est passé et a mis son équipe au boulot pour abattre nos arbres".
C'est un résilient. Comme lui a expliqué son professeur "c'est pas quelque chose qui a besoin d'être réparé. ca veut dire fort. Au-delà de toute espérance". Il a rencontré dans sa lutte des bonnes personnes qui l'ont guidé vers un avenir possible et l'ont aidé à voir en lui autre chose qu'un "péquenaud" ou un "plouc".
Demon Copperhead est l'histoire d'un garçon à l'enfance ravagée qui va devenir un homme qui a vécu mais qui a espoir. Il grandi dans une Amérique invisible dans laquelle la réussite à l'américaine a fui depuis longtemps. A travers sa destinée, c'est le récit de multiples failles systémiques dans l'aide sociale à l'enfance, la protection de mineurs, la crise des opioïdes et ses conséquences, traversé cependant par des moments de petits bonheurs quotidiens qu'on garde précieusement, comme l'envol d'un cerf-volant rempli de citations shakespeariennes, de tête-à-tête avec Angus, la fille qu'on considère comme sa sœur, ou de jeux dans le ruisseau avec Maggot.
Ce roman nous attendrit, nous révolte, nous interpelle. On a envie d'adopter ce petit garçon aux cheveux roux pour lui dire "oui, une vraie famille, c'est possible".
Un grand et beau roman.
Ed. Albin Michel, collection Terres d'Amérique, traduit de l'anglais (USA) par Martine Aubert, 624 pages, 23.90€