Gary Shteyngart construit son roman comme une pièce de théâtre en quatre actes. Cela aurait pu être une tragédie puisqu'elle a court pendant le confinement mondial mais le dernier acte est une lente repossession du quotidien avec les stigmates du passé enfermé.
Enfermé, pas si sûr. C'est que Sacha Senderovski a tout prévu pour recevoir ses vieux amis dans sa propriété de l'Hudson, La Maison sur la Colline. Autour de la propriété principale, quatre bungalows construits sur des thèmes bien spécifiques. Pourquoi ces constructions ? Parce qu'elles lui rappellent un des rares bonheurs de son enfance immigrée alors qu'il vivait avec sa famille dans une colonie de bungalows ouverte aux russes. C'est là qu'il fit connaissance avec Macha, son épouse depuis.
Seulement, Senderovski ne fait rien gratuitement. Il veut en mettre plein la vue à ses invités mais aussi et surtout il a invité l'Acteur, qui, à lui seul, peut lui faire signer un contrat sur une série qu'il a écrite. Le paraître et l'entretien du paraître coûtent cher et Sacha est à cours de rentrée d'argent. Lui qui aime en son for intérieur la nature entropique de son domaine, est rattrapé par le regard des autres. Rien ne doit déborder, tout doit être à la hauteur, un résumé sûrement de ce qu'est devenu sa vie.
"Il détournait le regard du pays qu'il habitait. En fin de compte, il avait fui toute terre qui n'était pas en sa possession. Il avait fait de lui-même un protectorat".
Ed, Karen, Vinod, Dee, Sacha sont heureux de se revoir. Ils acceptent les règles de distanciation préconisées par Macha et se plient à l'attitude parfois étrange de Nath, la fille du couple. Ca ripaille, ça boit, ça se souvient du bon vieux temps. Une façon comme une autre d'éloigner les nouvelles terribles de la pandémie qui fait rage. Chacun raconte ses réussites. Sacha retrouve le manuscrit de Vinod qui aurait fait de lui, à n'en pas douter, un écrivain à succès, et le planque dans sa propriété. Or Nath le retrouve...
Et puis l'Acteur arrive. Le grain de sable dans une machinerie bien huilée. Le seul qui est aussi autocentré que les autres mais l'assume pleinement. Senderovski est à ses pieds, tant il a besoin de lui pour se renflouer. Les autres hésitent entre admiration et scepticisme. Dee est charmée puisque le logiciel de rencontre exploité par Karen (et qui a fait d'elle une millionnaire) lui assure qu'ils sont faits l'un pour l'autre.
L'Enfer c'est les autres a écrit Sartre. Dans ce roman, il prend la forme de l'Acteur. Par son comportement, exacerbé par le confinement, le groupe d'amis va imploser, forçant les uns et les autres à se révéler et à mettre au jour les vieilles rancoeurs.
"Pourtant je suis le seul d'entre vous qui ne passe pas son temps à jouer la comédie. Le seul à ne pas copier ou imiter (...) Mais regardez-vous. l'écrivain russe. Le brahmane sentimental. l'Asiatique version retour à Brideshead. Et toi, La pocharde sudiste révoltée".
La Maison sur la Colline devient un laboratoire des possibles. le Et si... l'emporte sur tout puisqu'il n'y a rien d 'autre à faire. Même le gros véhicule noir qui apparaît et disparaît autour de la propriété n'est plus un problème à résoudre.
"Avec le départ de l'Acteur, c'était comme si le patron d'une usine n'était plus là et que les ouvriers passaient en état d'hébétude devant la ligne de production réduite au silence. Comment devaient-ils se conduire les uns envers les autres".
Après le confinement, plus personne n'est pareil. L'Acteur a disparu, trop soucieux de l'image déplorable qu'il renvoyait sur les réseaux sociaux. Sur les conseil de Dee, chacun décide : "Ne cherchons pas la confrontation. Et cessons de nous mentir."
Sacha, qui "n'avait jamais su quoi faire de l'affection des autres", décide de faire face mais peut-être est-il trop tard. Vinod tombe malade...
Très chers amis raconte bien plus que le quotidien d'un groupe d'amis confinés. La Maison sur la Colline est un dôme, une expérience. A force d'intimité forcée ressortent les vieux thèmes : le passage à l'âge adulte, les rancœurs, l'argent, le sexe, le racisme et l'intégration à l'américaine.
Essentiellement bâti sur le dialogue, le roman peut dérouter, tant il est riche et use parfois à l'excès de digressions. Chacun se révèle à sa façon, si bien que le roman est aussi une tragédie.
Dans une expérience chimique, il faut un révélateur. Ici, c'est la pandémie. Les fans de Shteyngart y trouveront leur compte, pour ceux qui ne l'ont jamais lu, mieux vaut ne pas commencer par ce roman.
Ed de l'Olivier, janvier 2024, traduit de l'anglais (USA) par Stéphane Roques, 384 pages, 24€.
Titre original : Our Country friends