jeudi 16 novembre 2023

Lutter, tout le temps

 


Craig Davidson est devenu en peu de temps une des voix majeures de la littérature américaine après la sortie de son formidable De rouille et d'os (Albin Michel, 2012) dans lequel son talent de novelliste a servi d'inspiration au cinéma à Jacque Audiard.

Cascade renoue avec la nouvelle. Au nombre de sept, toutes ont ce point commun de se dérouler à Niagara Falls, ville emblématique de son œuvre littéraire et rendue célèbre par Joyce Carol Oates dans Les Chutes (Points Seuil, 2006, traduction Claude Seban)
La particularité de ce lieu surnommé Cataract City (autre roman de Craig Davidson) est qu'il est synonyme d'effondrement déjà dans son étymologie  - le latin cataracta - mais aussi de son histoire , le Love Canal étant à l'origine du plus gros scandale américain d'enfouissement de déchets toxiques. Dès lors, ceux qui y vivent et encore plus ceux qui y sont nés ont cette impression étrange de vivre continuellement au-dessus du vide, sans corde de rappel. Dans La Brûlure, le jeune chauffeur de bus se prend d'amitié pour une adolescente lessivée et handicapée par des années de maladie dont le père entretient volontairement les symptômes.
"Parfois, en plaçant ma main sur son bras pour l'aider à se lever, je sentais la tension qui émanait de ses os, ou de plus profond encore : sa moelle, électrique. Approchez-vous à ce point de quelqu'un, sentez cette tension, et il vous sera facile de croire que vous ferez les même rêves la nuit suivante".

Chacun porte son fardeau. Griff, dans Un Truc pur, sort de prison et rejoue au basket pour tenter de tourner la page et amadouer ses accès de colère fulgurant. 

"Je nous vois, nous, les abîmés : Robert Heren, Eugene Tennis et Thomas Griffin. Le monde nous doit pas la charité de nous porter du berceau à la tombe sans nous briser et, de toute façon, quel est l'intérêt d'une vie non brisée ? "

Cascade parle avant tout de vies abîmées, sans pathos. Il écrit des tranches de vie inscrites  à Niagara Falls. On y croise une assistante sociale, un chirurgien né avec un bras qui ressemble à une pince et amateur de concours de bras de fer, ou encore une mère tentant de sauver son bébé.
"La vie, ce n'est que de la technique. Le monde est plein de gens comme nous, Aaron. Les cabossés, les articles défectueux et les jouets mal fichus. Et on doit travailler beaucoup plus dur. Se donner plus de mal, réfléchir davantage... et miser sur la technique". (A moitié solide)
Pourtant, Cataract City n'est pas un freak show à grand échelle. A travers ces histoires, l'auteur nous raconte comment le passé de la ville a influencé les destins de ses habitants. Être né là-bas s'apparente à un handicap contre lequel on doit lutter toute sa vie. Dans Les Gorilles du vendredi soir, Pen l'assistante sociale est en prise quotidienne contre l'injustice.
"C'est comme ça qu'on commençait à voir sa vie à Cataract City. On ressemblait à une plante résistante poussant dans une crevasse minuscule : on grandissait pour s'adapter aux paramètres de son enclos, mais pas plus. Mais un bébé... Quand le monde commençait-il à se refermer sur lui ? Forcément, un bébé ne pouvait pas voir les murs de son enclos. Il était forcément tout de ciels ouverts et d'horizons sans fin, ou aurait dû l'être.
Je me tenais entre l'eau et le ciel. L'immensité des possibles était étourdissante".

On ne sort pas indemne d'une telle lecture. On est en prise directe avec la vie alors que ce ne sont que des fictions. Parfois un éclair de beauté transcende l'histoire et redonne un peu d'espoir. Finalement, ces moments où tout bascule sont sûrement, pour les habitants de Niagara Falls, le seul moment où ils peuvent enfin prendre leur destin en main et ne plus subir le climat inhérent des lieux ou un certain déterminisme social. Et Craig Davidson excelle dans l'art d'écrire sur ce moment clé.

 

Ed. Albin Michel, collection Terres d'Amérique, septembre 2023, traduit de l'anglais (USA) par Héloïse Esquié, 256 pages, 21.90€

Recueil de nouvelles