mardi 6 juin 2023

ERRANCE

 

Dans mon petit univers livresque, la parution d'un roman d'Emma Cline est toujours un événement tant elle a un regard aiguisé sur la société américaine en dépit de sa jeunesse - elle est née en 1989 - avec un recul et une froideur nécessaires pour laisser de côté toute forme de sentiment. Elle raconte et c'est au lecteur d'y ajouter des émotions.
 Il suffit de lire la quatrième de couverture pour comprendre que le titre (éponyme en anglais) est ironique.  Alex, qui s'est fait virée par son riche petit ami Simon, va errer pendant cinq jours jusqu'au Labor Day et la fête prévue, pour revenir chez celui qui l'a larguée pour tenter une réconciliation.
Si on devait résumer facilement le contexte, on pourrait dire qu'Alex est une pauvre jeune fille - elle n'a que vingt-deux ans - qui a toujours vécue au crochet de ses amants riches dans l'espoir d'accéder dans ce petit monde élitiste et clinquant fait de fêtes et d'argent à profusion.
"Est-ce que Simon l'avait déjà attendue, lui arrivait-il de préparer à son arrivée ?

Non. Mais quelle importance ?

C'étaient des maigres concessions, compte tenu de ce qu'elles permettaient". 

Emma Cline cultive l'étrangeté du passé d'Alex. Tout juste sait-on qu'elle vient de la campagne et qu'un jour elle a débarqué à New-York où des jeunes femmes comme elle lui ont transmis comment se comporter en société et attraper des hommes riches dans leurs filets. Au fils du temps, elle a appris à être invitée partout sans être la bienvenue nulle part.
De ce paradoxe, elle en a laissé sa naïveté et la dissociation entre son corps et son esprit grâce à un savoureux cocktail d'alcool et de tranquillisants, le principe étant d'être toujours détendue pour se ficher de tout.
"Il existait bien des façons de cacher la vérité, de ne pas trop penser à toutes ces choses dont on ne voulait pas avoir la confirmation".
Alex cultive une fascination pour l'eau. Au bord de la plage ou de la piscine, elle n'hésite pas à plonger. C'est le seul endroit où elle se sent en paix avec elle-même. Normal, elle s'y sent légère et protégée, comme jadis dans le ventre de sa mère. L'ennui aussi est un refuge "agissant presque comme une drogue, une chose sur laquelle vous pouviez vous concentrer, dont vous pouviez vous empiffrer".

Sans ressources et avec un portable en fin de vie, Alex va devoir combler l'attente de ces cinq jours jusqu'au Labor Day. A force, elle se dit que Simon la reprendra puisqu'elle est irrésistible et qu'elle sait y faire avec lui. Seulement, de rencontre en rencontres, de plans étranges pour ne pas dormir dehors  aux soirées avec des jeunes de son âge dont elle ne partage rien, Alex s'enfonce, se réfugie dans une réalité alternative pour se protéger de ce qu'elle est en train de devenir : une jeune femme en voie de marginalisation menacée par son passé.
"Vous pouviez opérer un filtrage permanent de tout ce que vous ressentiez, assimiler les faits et les mettre de côté. Une électricité statique vous propulsait d'un moment à un autre, puis encore un autre, jusqu'à ce que tous les moments soient passés, transformés en autre chose".
Comme dans les précédents roman d'Emma Cline, l'atmosphère est souvent menaçante, lourde. On sent que la menace n'est pas loin, au détour d'une page, mais elle reste larvée. Alex a beau s'accrocher au monde auquel elle veut désespérément appartenir, il n'en est pas moins "occupé" par des jeunes gens inquiétants, tous aussi perdus qu'elle. Au fils des pages, Alex perd de sa dimension : elle se transforme en un fantôme errant de villas en club house. De toute façon elle ne désire plus rien, trop habituée à se plier aux désirs des autres.
"Mais il valait mieux croire que votre vie avait de la valeur, qu'il fallait la défendre, plutôt que le contraire".
L'Invitée tient ses promesses et reprend les thèmes déjà abordés dans Daddy (La Table Ronde, 2021) : la force du déterminisme social, ce "vortex""la trajectoire de votre vie est prédéterminée", les rapports biaisés entre les personnes et surtout la description d'une société où l'innocence n'existe pas.
On aime ou pas l'univers d'Emma Cline, néanmoins au bout de trois romans et deux nouvelles toutes publiées à la Table Ronde, elle est devenue une des jeunes auteures incontournables de la littérature américaine avec son univers bien à elle.

Ed. La Table Ronde, collection Quai Voltaire, mai 2023, traduit de l'anglais (USA) par Jean Esch, 320 pages, 23€

Titre original : The Guest