vendredi 26 mai 2023

Au fond, la vérité

Hiroko Oyamada a fait une entrée dans le monde littéraire français avec la parution de L'Usine (Christian Bourgois, 2021) dans lequel elle dénonçait certaines absurdités du monde du travail et ses répercussions sur les jeunes recrues. Le Trou poursuit les réflexions entreprises dans le précédent opus, même si le contexte est différent. Cette fois-ci, ce sont les normes sociales qui sont dans le collimateur.

Asa a quitté un travail qui ne la dérangeait pas pour déménager à la campagne dans une maison mitoyenne de celle de ses beaux-parents. Si son mari Munéaki a vite trouvé une routine qui le fait partir tôt le matin et rentrer tard le soir avec son dîner prêt, elle, par contre, n'a pas encore trouvé ses marques. 
"Une fois rangée toutes nos affaires du déménagement, je me suis sentie comme une enfant envoyée en vacances d'été, sans projets ni devoirs à faire".
Elle se sent inutile et redevable envers sa belle-mère qui leur offre le loyer. Cette dernière est souvent absente et le grand-père passe sa journée dans le jardin à arroser ses fleurs dans une posture immuable.
Un matin, en allant porter une enveloppe à la poste, Asa tombe dans un trou. Il n'est pas profond mais pendant un moment ses sens sont en éveil tels qu'ils ne l'ont pas été depuis fort longtemps. 
"Les herbes effilées qui se dressent sur les côtés me caressent le visage. La surface noire de l'eau scintille sous le soleil. J'ai l'impression d'écraser une quantité de choses. Des insectes, vivants ou morts, d'autres animaux, des déchets, des plantes, des excréments ou des cigales, qui plient, cassent ou s'enfoncent sous mes chaussures à chacun de mes pas".
Et surtout qu'est devenu le chien noir qui apparaît et disparaît de sa vue au gré de ses promenades ? Mais surtout Asa s'y sent bien, comme si son âme était en paix.
"Je me sens plutôt bien dans ce trou. Est-ce l'odeur des herbes ou celle du fleuve, il est rempli d'un air étrangement rafraîchissant dans lequel j'ai l'impression que mon corps est plongé. Je m'y sens à l'aise".

C'est au bord de ce trou qu'elle rencontre sa voisine, une dame charmante et étrange, affublée d'un petit garçon. Cette dernière lui apprend, au fil de la conversation, qu'une autre personne vit dans la propriété familiale : le grand-frère de Muneaki. 

"Ce trou, c'est l'ancien puits de la maison, elle est bâtie sur un terrain assez humide. Le fond du puits a été bétonné, donc il n'y a plus d'eau".

lui apprend le frère aîné qu'elle rencontre plus tard en suivant une nouvelle fois le chien noir. Ce dernier est un paria depuis qu'il revendique être un hikikomori bien décidé à vivre reclus chez lui. C'est d'autant plus étrange que ni son mari, ni sa belle-mère ne lui a révélé qu'il existait...

Le Trou doit se lire comme une métaphore. C'est aussi une version nippone d'Alice au pays des merveilles dans laquelle le lapin est remplacé par le chien noir. Asa, en y tombant, change ses perspectives sur sa vision du monde dans lequel elle évolue. 

Dans ce roman, on y croise des gosses mal élevés qui traînent en groupe dans une supérette, un vieillard dont on ne sait pas au juste s'il est véritablement vivant, une voisine qui semble arrivée de nulle part. Le Trou interpelle, pose des jalons sur une réflexion d'ensemble à propos de la famille, ses secrets, ses hontes. Souvent étrange, très bien écrit et mené, ce roman ne laissera par le lecteur indifférent.

A découvrir.


Ed. Christian Bourgois, avril 2023, traduit du japonais par Sylvain Chupin, 160 pages, 20€
Titre original : Ana