mardi 7 mars 2023

No Future ?

C'est une jeunesse tiraillée que nous décrit Anthony Veasna So dans ce recueil de douze nouvelles, chacune située en Californie. D'un côté les traditions familiales cambodgiennes emportées par les familles loin des Khmers rouges, de l'autre la sensation de liberté et du "tout est possible" ressentis en Amérique. Dès lors, la génération de Veasna So se cherche à travers la fumette, la liberté sexuelle et l'ennui.
Même si les études apparaissent comme une porte de sortie, les Ba (tantes) intrusives ne sont jamais loin et rappellent qu'il ne faut pas rigoler avec les traditions.

Chaque nouvelle pose la question de l'identité. Que ce soit l'identité sexuelle, les origines, la peur de ne plus être ce que la famille a décidé pour nous... 
"Dans le genre dégénéré, j'étais précoce : j'ai fait mon coming-out avant la puberté et, pas de doute, j'étais maudit. On en bave déjà assez comme ça, nous  et nos semblables disait maman.  Hyper cliché, tout ça, l'enfance gay malheureuse, gnagnagna, n'empêche je ne peux pas l'expliquer mieux. Ils étaient comme ça mes parents immigrés". (Maly, Maly, Maly)
Les passages crus montrent finalement à quel point les personnages tentent d'oublier. Ils se perdent dans l'instant présent pour ne plus vivre le poids du traumatisme ancien. On leur impose le poids du génocide khmer alors qu'ils ne l'ont pas vécu. A défaut de libérer la parole, les anciens transmettent le silence et le chagrin.
" Et ils imaginèrent à haute voix tous les trucs chouettes qu'ils pourraient faire ensemble. Ils imaginaient un avenir détaché de leurs erreurs passées, de l'histoire dont ils avaient hérité, un monde dans lequel - sans questions, sans hésitations - ils accompliraient les actes simples auxquels ils pensaient, dont ils discutaient, dont ils rêvaient". (Nous aurions pu être des princes)

Et pourtant, la jeunesse peinte par Nous aurions pu être des princes est une jeunesse dynamique, qui vit avec son temps, et qui réussit à sa faire une place dans la société occidentale. Elle y est née, certes, mais, elle tente vaillamment d'harmoniser les deux cultures dans leur quotidien. 
"Voilà où j'en étais ! Habitant dans un quartier  qui évoquait l'écho d'un San Francisco défunt. Gay, Cambodgien, et même pas vingt-six ans, portant dans mon corps les stigmates de la guerre, du génocide, du colonialisme. Et pourtant, ma tâche consistait à enseigner à des jeunes de dix ans de moins que moi, évoluant de l'autre côté d'une différence océanique, ce que cela signifie d'être humain. Comme c'est absurde, me suis-je avoué. Foutrement comique. Et j'avais hâte, en fait". (Développement humain)
La religion leur est lointaine et proche à la fois, sorte de rempart quand plus rien ne va. Car il arrive souvent que les pères soient défaillants, ravagés par la drogue ou l'alcool, tandis que les mères cumulent les emplois et assurent l'éducation des enfants. C'est assurément une communauté féminine qui tient les rênes.
" Qu'est-ce que ça veut dire être , être Khmer, déjà ? Comment sait-on ce qui est Khmer et ce qui ne l'est pas ? La plupart des Khmers savent-ils depuis toujours, au fond d'eux-mêmes, qu'ils sont Khmers ? Y a-t-il des émotions que les Khmers éprouvent et pas les autres ?" (Trois femmes du Chuck's Donuts)
Anthony Veasna So est mort tragiquement en 2020 nous laissant un premier et ultime recueil bourré de qualités, à la fois cru et empathique, un véritable témoignage de la jeunesse américaine originaire du Cambodge.


 Ed. Albin Michel, collection Terres d'Amérique, février 2023, traduit de l'anglais (USA) par Héloïse Esquié, 338 pages, 22.90€

Titre original : Afterparties