vendredi 10 mars 2023

Faux-semblants

 

A l'aéroport JFK, deux hommes se reconnaissent. A l'époque, ils étudiaient ensemble à l'université de Californie. Ils n'étaient pas amis à proprement parler mais se croisaient lors de fêtes. tandis que l'un était déjà invisible, l'autre brillait par sa prestance. Ce dernier c'est Jeff, devenu magnat de l'art contemporain et cette rencontre fortuite va lui permettre de raconter à son camarade, écrivain raté, une bien étrange histoire.

Ils ont le temps, leur vol est retardé. Et puis l'ami d'antan- dont on saura jamais le nom - est curieux. Comment un type tel que Jeff ait pu devenir ce qu'il est alors que rien ne l'y prédestinait ?

Alors il raconte son histoire depuis le début précisément vingt ans arrière quand, un matin d'hiver, il a sauvé la vie d'un homme sur une plage, en arrêt cardiaque. Vite emmené par les secours, le jeune homme n'a jamais su si le miraculé a eu le temps de comprendre qu'il devait la vie à quelqu'un. Dès lors, Jeff en a fait une obsession. Il est entré pas à pas dans la vie de celui qu'il a sauvé, Francis Arsenault, d'abord pour lui rappeler qu'il est son sauveur, puis pour observer comment cet homme emploie le temps supplémentaire qui lui a été octroyé.

C'est le récit d'une obsession et d'un secret jamais révélé qui vont à la fois miner et permettre à un étudiant issu de rien de réussir et se faire une place dans un milieu fermé et élitiste. C'est aussi le portrait d'un homme manipulateur et narcissique qui donne sans cesse "l'impression que ce qui se voyait  de lui en surface occultait totalement son essence".

"Un jour, c'était un monstre manipulateur et dominateur qui aimait écraser celles et ceux qui l'entouraient. Un autre, c'était un roi bienveillant, aimant, pourvoyeur d'aide spirituelle aussi bien que matérielle".

Les années ont passé et Jeff demande à celui qui l'écoute dans le lounge première classe de l'aéroport, symbole ultime de l'anonymat :"Tu n'a jamais voulu effacer d'un coup tout ton passé ? " Car, au fil du temps, s'est posée la question en son for intérieur s'il avait eu raison de le sauver de la noyade.

" Dès qu'il était question de Francis, Jeff se souvenait systématiquement que rien de ce qui avait suivi ne serait arrivé s'il n'était pas intervenu ce matin là sur la plage. Ce qu'il ignorait, ou ce qu'il n'arrivait pas à trancher, c'est où, quand et comment il pourrait revendiquer son geste. Pour lors, il continuerait à assister aux répercussion de son acte, ou plutôt y participer, suivant le nouveau cours de sa vie, tracé par cette rencontre inopportune avec un individu confronté à sa propre mortalité".

En entrant dans l'intimité de Francis par le biais de sa relation amoureuse avec sa fille Chloé, Jeff tente de comprendre cet homme qui lui échappe. Se souvient-il de lui ce matin-là sur la plage ou reste-t-il dans le déni ? Autant de questions et de faux semblants qui apparaîtront au grand jour lors d'un séjour à Val d'Isère.

Bouche à bouche interroge le lecteur sur nos actes et leurs conséquences. La construction narrative est plutôt simple, sous la forme d'une confession. Ainsi, un seul point de vue est mis au jour. L'histoire de Jeff pourrait être un roman du narrateur. La mise en abyme est judicieuse et fait oublier la fin qui, à mon sens, est plutôt faible par rapport au reste sans pour autant en gâcher la lecture.

Ed. Gallimard, collection Du Monde Entier, janvier 2023, traduit de l'anglais (USA) par Diniz Galhos, 256 pages, 20€

Titre original : Mouth to mouth