mardi 7 février 2023

Mythologie familiale


Elizabeth Strout remet en scène Lucy Barton, héroïne de Je m'appelle Lucy Barton (Fayard, 2017), écrivaine new-yorkaise de renom ayant grandi dans la misère, en la plaçant cette fois-ci dans une réflexion sur le couple et le temps qui passe. Les souvenirs douloureux ne sont jamais loin...

Lucie est sexagénaire maintenant. Elle est séparée de William depuis de nombreuses années mais s'en est rapprochée depuis le décès de David, son second époux . Ce dernier a laissé un vide abyssale que Lucy n'arrive pas à combler. 
"David, mon second mari, est mort l'an dernier, et au chagrin que j'ai éprouvé pour lui s'est mêlé mon chagrin pour William. Le deuil est une chose si...oui, solitaire. C'est pour cette raison je crois qu'il terrifie à ce point. On a l'impression de dévaler la façade d'un très grand immeuble en verre sans que personne vous remarque".
Elle a gardé de bonnes relations avec son ex-mari pour que leurs filles puissent grandir au mieux sans pour autant espérer un nouveau départ avec celui qui l'a jadis trompée plusieurs fois. 
"Je lui avais dit que vivre avec lui, c'était me sentir comme un oiseau coincé dans une boîte. Il n'avait pas compris, et je ne lui en veux pas".
William est néanmoins essentiel pour elle car il l'a sortie de sa misère alors qu'elle était étudiante. C'est avec lui qu'elle a construit sa vie new-yorkaise et une famille. Pou autant, William n'a jamais su en faire une femme accomplie sûre d'elle et de ses choix. Lucy s'est toujours sentie invisible.
"Je me sens invisible, c'est ça que je veux dire. Et je l'entends au sens le plus profond du terme. C'est très dur à expliquer'.

William a refait sa vie avec une femme plus jeune et ils ont eu une fille, Bridget. Quand il se retrouve seul, il se tourne naturellement vers Lucy. Sur un site de recherches généalogiques, il a trouvé une demi-sœur. Lui, le fils de Catherine Cole, pétillante mondaine, et de Willem Gerhardt, ingénieur arrivé en Amérique comme prisonnier de guerre allemand. Le vieil homme refuse de croire à l'existence d'une sœur mais demande à Lucy de l'accompagner là où les siens ont grandi pour connaître la vérité.
Ces deux-là reprennent alors une conversation qui s'est arrêtée il y a des années. 
"Depuis notre séparation, cette conversation revient au fil des ans - en des termes presque identiques. Pas souvent, juste de temps en temps, elle resurgit : des excuses mutuelles. Cela peut paraître étrange, mais ce n'est étrange, ni pour William ni pour moi. C'est un fragment de l'étoffe dont nous sommes faits".
Ils se connaissent si bien que parfois les mots sont inutiles pour comprendre la pensée de l'autre.
"Les gens se sentent seuls, voilà tout. Beaucoup de gens ne parviennent pas à dire à leurs proches ce qu'ils pensent vouloir leur dire".

Alors, Elizabeth Strout, avec ce ton intimiste dont elle a le secret, met en scène ce vieux couple qui n'en est plus réellement un. Les relents du passé reviennent, les remords, les non-dits inutiles, les vieilles querelles qui n'en sont plus. Peu à peu la famille revient au cœur du récit, celle qu'on a construite, qu'on a tentée de préserver malgré un divorce et celle dont on est issue et qui nous a forgée même si elle a été défaillante.

Chaque famille a ses secrets et celle de William aussi. Et c'est peut-être ce qui rassure Lucy au fil des pages. Elle a longtemps sanctifié sa belle-mère, la croyant irréprochable. La vérité est toute autre...
"Ce que je veux dire, c'est qu'il existe une tache culturelle qui ne s'efface jamais, sauf que ce n'est pas une tache, c'est une immense toile blanche, et la vie n'en est que plus effrayante".

Oh William ! est un bonheur de lecture. Pour vraiment l'apprécier, il est judicieux de lire auparavant Je m'appelle Lucy Barton (Fayard, août 2017). Elizabeth Strout écrit admirablement le trajet épineux vers l'acceptation de soi et des carences familiales. Déjà, dans Tout est possible (Fayard, 2019), l'autrice montrait que le déterminisme social n'est pas une fatalité, Lucy Barton en est la preuve. C'est un esprit qui vole le cœur des gens selon son ex-mari

Lucy et William sont touchants et criants de vérité. Ce serait dommage de passer à côté ! "Quelle chose étrange que la vie".

"Nous sommes tous des mythologies, nous sommes tous mystérieux. Nous sommes des mystères, voilà ce que je crois".


Ed. Fayard, traduit de l'anglais (USA) par Pierre Brévignon, 260 pages, 21.50€