Marie, "la bâtarde au sang royal" n'est rien hormis aux yeux de sa mère et ses tantes. Demi-sœur illégitime du roi Henri II, sa belle-sœur et reine Aliénor d'Aquitaine décide de l'exiler loin de la cour de France, en Angleterre, dans une abbaye désolée où les sœurs souffrent de la "malemort" et de la "malefaim". Elle a dix-sept ans.
Le roman débute avec l'arrivée de cette étrange jeune femme, trop grande, trop imposante et pas assez croyante pour devenir prieure.
"Nulle beauté dans son austère visage angevin, seules une intelligence et une passion indomptables. Un visage mouillé par la pluie, par les larmes. Elle ne pleure pas encore d'avoir été jetée aux chiens".
Pourtant, l'abbaye de Shaftesbury va devenir son combat de toute une vie, elle va même en devenir l'abbesse et y célébrer en secret la messe.
Car Marie de France ne se soumet à personne. Elle incarne la matrix originelle. Son amour secret et son admiration pour Alienor qui l'a pourtant exilée lui donne la volonté de montrer qui elle est vraiment. A défaut de combattre au nom de la couronne, l'abbaye sera à son image, grande et rayonnante, protégée par des hauts murs et un labyrinthe inextricable.
"C'est l'éclat de mes sœur, et leur foi, et leur piété, qui forment un grand feu capable de chasser les terreurs de la nuit.
Et moi, qui doit protéger cette abbaye, je dois demeurer aussi solide que cette tour de pierre, et forte, et grande, pour les maintenir en sécurité bien au-dessus de la terre".
A l'intérieur, les femmes consacrées à Dieu ou non y seront en sécurité du monde extérieur et de la folie des hommes. L'autarcie y est le maître mot et pour convaincre la communauté de bâtir encore et encore, Marie raconte ses visions, radicalement différentes de celles transmises par la foi catholique.
"En échange, elle a reçu le don de voir à distance et sans passion.
Sa vision porte très loin à présent. Sur des lustres et des lustres".
Marie crée aussi le scriptorium qui sera pendant longtemps la première source de revenus de l'abbaye, géré par Tilde ami franche et dévouée à la future abbesse.
Marie voit, anticipe, écoute, vieillit. son aura s'étend alors que celle d'Aliénor décline. Quand il est question de puissance, tout dépend de quel côté on se met. Or, toute sa vie, celle qui a cru ne jamais pouvoir consacrer sa vie à Dieu, va s'interroger sur sa foi et son orgueil indestructible. C'est une féministe avant l'heure, montrant au monde entier que les femmes peuvent survivre sans les hommes et rayonner.
"La sage Aliénor a compris qu'elle peut seulement trouver sa liberté sous ses formes qu'on ne peut lui enlever. Marie s'imagine un instant telle une minuscule silhouette gravissant les murs ; oh, un jour elle trouvera son chemin pour passer par dessus les remparts de la reine, un jour elle sera à l'intérieur, à l'abri du vent".
L'héroïne de Lauren Groff est aussi un précurseur dans le domaine des Lettres. Car finalement l'histoire sait peu de choses sur elle si ce n'est qu'elle a écrit de nombreux lais en ancien français sur l'amour courtois. Pour vaincre la solitude et ne pas devenir folle, elle épanchait aussi ses pensées et ses visions sur le parchemin.
"Au cours de la journée, elle imagine les vers de la nuit.
La vie à l'abbaye est un rêve, Sa série de lais, le monde".
Matrix se veut être à la fois un roman historique romancé et un roman féministe. C'est surtout un roman total, celui d'une femme qui n'a jamais renoncé à ses idéaux. Elle a réussi sans recourir à la beauté, trop laide au yeux des gens, ni à sa lignée, bâtarde aux yeux des siens. Sa foi, finalement, elle l'a trouve dans la sororité et la transmission. Son abbaye est devenue sa création qui incarnera le rayonnement de Marie de France à travers le monde.
"Sans l'erreur d'Eve, la pureté de Marie ne pourrait exister.
Et sans le ventre d'Eve, qui est la Demeure de la Mort, il ne pourrait y avoir de ventre de Marie, qui est la Demeure de la Vie.
Sans la première matrix, il ne peut y avoir de salvatrix, la plus grande matrix entre toutes".
Et l'abbaye devient la matrix.
"Une église plus vaste constituée de son âme, un édifice du moi dans lequel les sœurs pourraient grandir comme les bébés grandissent dans la sombre chaleur battante de la matrice".
Ed. de L'Olivier, janvier 2023, traduit de l'anglais (USA) par Carine Chichereau, 304 pages, 23.50€