lundi 3 octobre 2022

Et soudain, le Bruit

 "L'évasion ultime proclamait l'annonce" et c'est ce qui a achevé de convaincre Amanda quand elle a lu cette petite phrase dans l'annonce de location. Avec son mari Clay et leurs deux enfants, elle a besoin de quitter Brooklyn le temps d'un séjour en famille pour se retrouver et se déconnecter du quotidien. Long Island c'est à la fois proche et assez éloigné de New-York pour se croire à l'autre bout du monde, à la campagne, surtout quand la maison louée propose piscine, jacuzzi et un confort cinq étoiles. Le temps du séjour, ils se prendront pour les heureux propriétaires de cette résidence secondaire.

Le plein de course - démentiel - fait, les wi-fi opérationnels, les chambres attribuées et notre petite famille prend ses marques. Les adolescents profitent de la piscine et les adultes s'octroient "des siestes crapuleuses". Les arbres au fond du terrain, la route en terre menant à la maison leur ont promis l'isolement. Il sont tranquilles.

"Ils ne pouvaient pas savoir que le silence qui paraissait si paisible à la campagne était si menaçant en ville où la chaleur, l'immobilité et le calme n'avaient aucun sens".

 Et puis soudain, un bruit, impossible à identifier, et juste après, plus de wi-fi et sur l'écran télé un bleu agressif.

"C'était un bruit, oui, mais si énorme qu'il tenait quasiment de la présence physique, et totalement soudain, car, bien sûr, il n'y avait pas eu de signe avant coureur"(...) On n'entendait pas ce genre de bruit, on le vivait, on le subissait, on y survivait, on en était témoin. On pouvait raisonnablement affirmer que leurs vies s'étaient scindées en deux : la période d'avant le Bruit, et la période d'après".

Amanda sent que l'événement n'est pas anodin. Elle ne sait pas comment l'expliquer mais elle pense que c'est le début d'autre chose, liée aussi à la migration de cerfs passant au fond du jardin.

"La vie était ainsi faite, la vie était une affaire de changement".

Et ce changement prend toute ses proportions quand un couple d'afro-américains frappe à la porte, la nuit suivante, pour être hébergés. Le Blackout - car il faut l'appeler ainsi car ailleurs l'électricité a disparu - les a obligés à rebrousser chemin et à revenir dans leur résidence secondaire. En effet, ils se présentent comme les propriétaires de la maison de rêve. Contraints, les deux familles vont cohabiter, cherchant d'hypothétiques informations sur la nature du Bruit et ses conséquences.

"Ce bruit était la confirmation tout en étant un mystère".

Le Monde après nous pourrait être un banal huis clos mais l'auteur en fait une analyse sociétale avec une remise en cause de toutes les petites certitudes et hypocrisies notamment sur le racisme et la réussite sociale. Pour Amanda qui se dit de gauche et ouverte, elle vit mal le fait que, selon elle, les rôles soient inversés : ce sont des noirs qui sont propriétaires d'une maison qu'elle ne pourra jamais se payer et ils incarnent la réussite sociale à l'américaine. De plus, elle se sent isolée : ni son mari, un peu perdu, ni ses enfants, assez transparents et uniquement préoccupés à jouer les robinson au-delà de la propriété ne la soutiennent réellement. Il n'y a que ce couple d'inconnus qui semble avoir les mêmes préoccupations et les mêmes questionnements. Seulement, peut-on se fier à des gens qu'on ne connaît pas alors qu'une forme d'extinction semble sur le point d'intervenir ?

"La vie est essentiellement constituée d'avantages imméritées ou de chutes dévastatrices".

Tel est le postulat avancé par Rumaan Alam. C'est le Bruit, "l'horreur distillée en une unique fraction de seconde" qui va retirer les masques de chacun et dévoiler leur véritable nature. Maintenant, il n'y a plus que deux solutions qui s'offrent à Amanda et Clay : coopérer ou lutter. 

"Ils étaient seuls sans l'être. Le destin est collectif, mais le reste est toujours individuel, et inexorable".

Ce Bruit est-il une punition divine contre l'ὕβρις (hubris) humaine, tous ces excès qui définissent l'être humain et le pétrissent de certitudes ? L'absence de lumière et d'informations sont-elles une punition ou l'annonce d'un changement radical, "la fin d'une forme de vie, mais aussi le début d'une autre" ?

Finalement, Le Monde après nous n'est pas qu'un huis clos entre deux familles radicalement opposées, il est un "livre de notre époque". L'enfermement, prégnant surtout en seconde partie du roman, invite paradoxalement à s'interroger sur le monde, le modèle sociétal que les pays occidentaux ont développé et surtout sur nos certitudes qui peuvent s'effondrer du jour au lendemain. Et comme Clay qui se perd sur les routes de campagne à la recherche de son chemin pour rentrer, nous sommes tous, à des échelles différentes, des êtres perdus en quête de notre destin.


Ed. du Seuil, août 2022, traduit de l'anglais (USA) par Jean Esch, 304 pages, 21€

Titre original : Leave The World Behind