Ce sont des habitués, des gens qui ne se côtoient pas "en-haut" mais qui se connaissent et se saluent "en-bas", à la piscine qu'ils fréquentent souvent quotidiennement, occupés à faire des longueurs dans des lignes de nage qui leur appartiennent un peu.
"Parce que la piscine, c'est notre espace à nous et à nous seuls. Mon Walhallah secret à moi".
Parmi eux, il y a Alice dont la routine de la natation lui permet de remettre, le temps de ses longueurs de brasse, les idées en place. Car depuis quelques temps Alice oublie des choses, ne se rappelle plus la conversation d'il y a cinq minutes mais ne manquerait pour rien au monde de plonger son corps dans l'eau.
"Parce que pour nous, nager est plus qu'un passe-temps, c'est une passion, un réconfort, une drogue choisie, ce que nous attendons plus que toute autre chose. C'est le seul moment où je me sens vraiment en vie".
Et puis un jour, Alice se rend compte en nageant qu'il y a une fissure au fond du bassin.
"Peut-être que la fissure n'est qu'une fissure, rien de plus, rien de moins. Un peu d'enduit pourrait suffire. A moins qu'il ne s'agisse d'une fracture. D'un rift. D'une fosse des Mariannes miniature. D'un minuscule accroc dans l'étoffe du monde que la meilleure volonté ne pourra réparer".
Au départ, la direction de l'établissement dit que ce n'est rien, qu'elle sera colmatée pour enfin devoir fermer la piscine définitivement.
Cette fermeture ouvre une brèche dans l'esprit d'Alice. Ni son mari, ni sa fille ne peuvent rien faire. Cette inéluctabilité est marquée par le "vous" apostrophe qui marque à la fois une distanciation et un augure.
"A mesure que les jours passeront, vous oublierez de plus en plus. Votre terrible enfance pendant la guerre. Les magnifiques jardins de Kyoto. L'odeur de la pluie en avril. Ce que vous venez de manger pour votre petit déjeuner".
La fissure de l'oubli pèse à l'entourage mais libère celui qui en est victime. La légèreté est au bout du chemin, tout comme le corps est libéré de son poids dans l'eau.
"A chaque souvenir que vous oublierez, vous vous sentirez un peu plus légère. Bientôt vous serez tout à fait vide, habitée d'absence et, pour la première fois de votre vie, vous serez libre. (...) Vous existerez entièrement complètement "dans l'instant présent"."
Passé et futur s'abolissent pour laisser l'instant présent occuper les lambeaux de votre pensée. Tout comme la natation libérait des fardeaux de "là-haut", l'oubli libère du fardeau du Moi.
Avec La Ligne de nage, Julie Otsuka écrit une parabole moderne de la maladie d'Alzheimer. Le texte est juste, formidablement mis en valeur par Carine Chichereau et résonne en chacun de ceux qui ont connu ou connaissent un proche atteint de la maladie.
Ed. Gallimard, août 2022, traduit de l'anglais (USA) par Carine Chichereau, 176 pages, 19€
Titre original : The Swimmers