jeudi 2 décembre 2021

Saisir le temps qui passe



Où sont-ils maintenant est une anthologie personnelle des neufs recueils de poésie que Laura Kasischke a publiés.
On le lit par la fin, le milieu ou le début, sans cesse étonné(e) par les images, les métaphores, et le rythme lancinant des vers bousculés par les rejets et contre rejets. Le lecteur  de Laura Kasischke retrouvera des thèmes déjà abordés dans ses romans et qui font partie de ses obsessions : la mort, la possibilité des fantômes, la condition de femme mariée au fin fond du Midwest, la sexualité rampante et fantasmée, mais aussi et surtout l'hiver, la neige et les paysages qui s'imprègnent de l'état d'esprit de ceux qui les observent et l'éventualité d'une catastrophe.

La vie humaine peut se résumer en jours de  la semaine comme celle de Salomon Grundy "né lundi de mucus et le sang", et "embaumé et vidé et enterré dimanche" : l'enfance, le mariage, l'adultère, la mort, la maladie. On supporte tout, cherchant les moments où seule avec soi-même on se souviendra des Conseils d'une marraine :
"Essaye de rester vivante jusqu'à ta mort. 
 Un soir tu te retrouveras 
 en train de chanter dans ta voiture
 dans une rue éloignée de là où tu vis 
 et la radio est en marche, et tes yeux sont fatigués".


D'abord perçu comme le seul moyen de fuir la maison de l'enfance,
"S'il te plaît  épouse-moi   fais-moi 
 sortir de cette maison 

       où mon père prend ma langue

       comme un amant    où le portrait de famille

       gémit sur le mur "(A qui de droit)


le mariage devient vite une forme d'aliénation domestique. Il n'est pas rare que la femme soit trompée, le mari emporté par Une Ensorceleuse , ou qu'elle rêve d'autre chose, et cet autre chose ne peut être qu'une aventure sentimentale dans lequel le schéma traditionnel bonne mère et bonne épouse est bousculé.
"Fermez-les. Laissez-le 
vous mener lentement jusqu'au lit. Non 
direz-vous, il fait jour 
et mon mari candide me fait confiance 
Faites-moi confiance - c'est  
votre moment - celui 
dont vous vous souviendrez". (Paume)

La poétesse et sa famille sont bien présents. La mère qui s'éteint emportée par un cancer, le petit garçon qui s'ouvre au monde et se perd dans un supermarché, et Laura, jadis jeune fille qui s'est bien assagie (ou pas) avec le temps.
"Oh, j'ai aussitôt reconnu mon supplice. 
Le chien hurlant de la vie à la lumière du jour. les années

de désir fou ont ouvert

une auberge permanente pour fantasmes dans mon cerveau

Et puis, j'ai eu quarante ans". (Quincaillerie dans une ville sans hommes)

Justement, il est souvent question du temps qui passe, qui emporte ceux qu'on aime, les souvenirs et cette certitude que les événements se lissent.
"Avoir aimé 
et avoir souffert. Avoir attendu 
pour rien, et pour rien être venu".(A la fin du texte, une petite forme bestiale)

Chez Laura Kasischke la mort est omniprésente ; elle choque car elle est surtout un scandale qu'on n'arrive pas à expliquer. Pour l'amadouer, l'accepter un peu, on parle avec les fantômes, ceux qui sont déjà passés par le tunnel qui nous emmène hors de la vie :
"Elle plonge dans le tunnel.   Elle 
  tourbillonne dans le tunnel 
  Et je sens le vent, j'imagine 
  la plage aujourd'hui, je suffoque 
  dans la fraîcheur". (Cloches de glace)

Il n'est pas rare de croiser le spectre d'un être aimé, de converser avec lui, la nuit, les étoiles brillantes dans le ciel. La mort n'est qu'une étape vers un ailleurs qu'on ne décrit pas mais qui garde une frontière extrêmement tenue avec le monde des vivants. Mais il est question d'amour aussi. Beaucoup.

"Une pomme d'amour est

comme un peine de cœur - exactement

comme une peine de cœur - quelque chose

de doux et rouge torturé à mort". (Pâtisserie)

Laura Kasischke écrit de la poésie pour mettre des mots sur des instants vécus, des impressions fugaces, mais son jardin reste terriblement secret.

"Il y a des choses que j'ai dites et faites qui m'appartiennent encore". (Internet)

La sensation est privilégiée, d'où les ruptures de construction qui permettent aussi de réfléchir un instant, reprendre son souffle, ou savourer les mots qu'on vient de lire.

Sa poésie se lit lentement, par fragments. Il faut prendre le temps. Une contravention, le passage à Internet, la pluie sont autant de sujets qu'elle a transformés en poèmes. Il était temps d'en faire leur connaissance dans son ensemble.

Ed. Gallimard, collection Du Monde entier, octobre 2021, traduit de l'anglais (USA) par Sylvie Doizelet, 384 pages,23.50€

Recueil de poèmes