jeudi 14 octobre 2021

L'Arrière-monde

 Laïka, originaire du Pas-de-Calais, a vécu quelques années à Lille. Puis, la lassitude aidant, elle est revenue sur Lens. Avec ses baskets usées d'arpenter des kilomètres de friches, Laïka court autour, monte et descend les terrils, ces géants de houille, partie intégrante du paysage ch'ti, témoin de notre histoire, dont les deux plus hauts d'Europe sont classés à l'Unesco.

Comme son homologue canin, c'est une aventurière, mais elle, elle reste sur Terre. Elle part à la (re)découverte des nouveaux espaces autour de chez elle. Les terrils sont à part, à la fois décharges pour les uns, lieux protégés pour les autres, aux écosystèmes florissants et aussi point de vue incroyable, qui par temps clair, nous permet parfois de voir jusqu'aux Flandres.

"[Laïka] aimerait pouvoir affirmer que les paysages les plus incroyables finissent par s'estomper en arrière-plan des vies dont ils sont de toute éternité le décor, mais elle ne croit pas à son propre alibi : elle sent que, s'ils redevenaient le théâtre de son  quotidien, elle les verrait".

Maintenant, les terrils sont un lieux de paix quand les humains décident de le protéger. Laïka traversent parfois des friches, des chemins, lisières d'un monde interlope. Ils sont le symbole d'un arrière-monde auquel la jeune femme veut croire et veut découvrir, comme une spationaute découvrirait une exoplanète.

"Elle décide d'appeler arrière-monde le type de lieu où elle se trouve et , dès lors, tâche d'en trouver des émanations dans toutes les villes et campagnes qu'elle visite, cherchant des points d'entrée dans des espaces que nul ne soupçonne".

Se perdre en courant ou en marchant sur les terrils ou autour c'est laisser les souvenirs déferler. Fanny Chiarello raconte ceux de son enfance, et forcément quand on est de la même région et de la même génération, ses souvenirs font écho aux miens. Il y a tant de similitudes avec la lectrice que je suis dans la description de ses fulgurances de bonheur chez les grands-parents, qu'il y a une larme au coin de l'oeil

"Notre château prolétaire, notre phare de brique rouge, de bois et de plastique, de charbon et de terre grasse et fertile, le siège de notre bonheur perdu".

Et dans ces réminiscences, les terrils ne sont jamais loin. On les a arpentés petits, on y a fait des cabanes, des jeux, des promenades. Et puis, ils témoignent de l'histoire de nos familles en particulier, des houillères en général.


"Mes grands-parents n'aimeraient pas savoir ce qu'est devenue la rue de la Creuse. (...) Le ciel est devenu plus étroit. Il n'y a plus de pâture, rue de la Creuse".

Les temps changent, l'urbanisation progresse mettant à mal notre patrimoine. Alors Laïka court, prend des photos, emmagasinent des souvenirs avant que la végétation ou le béton décident du reste. Et le spectacle de la nature est un spectacle sans cesse changeant. Et cette nature a pu souffler le temps d'une pandémie.

"Je veux vivre longtemps pour observer le spectacle discret de la nature quand les humains la laissent en paix".

Terrils tout partout est un texte qui me parle, nous parle si nous sommes sensibles à ce qui nous environne, à notre patrimoine, à nos souvenirs.

Un jour que je prenais le train pour Arras, une petite fille installée à côté de moi demande à sa mère : "regarde maman c'est quoi cette montagne noire là-bas ?" La maman qui ne devait pas être de la région me regarde d'un air perplexe ; alors je me tourne vers la petite et je lui dis :

"La montagne noire que tu vois là-bas, s'appelle un terril. Ce sont des gros tas de charbons remontés par des hommes qu'on appelait mineurs de fond. C'est notre histoire."

Merci Fanny, pour ce moment dans La Vie rêvée des choses.


Ed. Cours toujours, collection La vie rêvée des choses, 100 pages, 14 €

Avec des photographies de l'auteur.