jeudi 21 octobre 2021

C'était le 8 mai 1902...


Rentrée Littéraire

Anne Terrier est traductrice et nièce de l'écrivain Edouard Glissant

En Martinique, on l'appelle la Catastrophe et chaque 8 mai, on se souvient des 28 000 morts "sous les cendres ardentes et les fleuves de lave" conséquences de l'éruption de la Montagne Pelée le 8 mai 1902.

Chaque Martiniquais a une histoire à raconter à propos de cet événement, transmise de génération en génération. Anne Terrier sait seulement que sa grand-mère Passion y a survécu, envoyée chez sa mère par son père appelé Docteur Dancenis, qui avait compris que le volcan se préparait au pire.

"On aurait dit que la Montagne était en marche, "une lame formidable, énorme, inimaginable", diront plus tard les témoins postés à bonne distance de la scène".

Passion avait dix ans en 1902 et elle n'a jamais vraiment accepté la disparition de son père, surtout qu'avec la Catastrophe, c'est tout l'état civil de la ville de Saint-Pierre qui a disparu (entre 1902 et 1910), empêchant les familles de faire le deuil administratif de leurs proches et d'hériter.  C'est comme si les habitants avaient perdu leur identité une seconde fois après la trop longue période sombre de l'esclavage.

"Une sorte de malédiction semblait poursuivre la famille, comme si quelque chose avait été mal dit, mal édicté, autour de la Catastrophe. Il devenait donc urgent de dire les choses autrement, de s'affranchir des liens qui nous maintiennent enchaînés, comme au temps de l'esclavage, à des événements dont nous n'avons même pas le souvenir".

Alors Anne Terrier décide de mener sa propre enquête. Elle recoupe les souvenirs  de ses tantes, se rend sur l'île pour obtenir des informations et des témoignages. Mais ce qui revient souvent, c'est l'Affaire de Victorin, la faillite de la boulangerie, qui a value aux membres de la famille partis sur le continent d'être poursuivis par des huissiers.

"Là-bas, avoir - ou faire semblant d'avoir - c'est être. Avoir de l'argent, des biens, un statut social ou une certaine notoriété vous donne, là-bas plus qu'ailleurs, une identité - à condition de le faire savoir. Le paraître compense l'absence d'identité attribuée aux esclaves, interchangeables aux yeux des maîtres qui les achetaient au marché. Ainsi se trouve artificiellement comblé le trou béant des origines".

Victorin, trop gentil, n'a pas su gérer comme il faut l'établissement hérité de son père et a gardé sous silence tous les problèmes qu'il a accumulés au fil du temps.

Au-delà des histoires familiales, Anne Terrier s'est beaucoup intéressée à l'origine de la famille Dancenis. Elle qui s'est toujours crue appartenir à la communauté noire, apprend qu'elle est "plus blanche que noire", "un changement de perspective qui aurait pu, si nous n'avions pas déjà atteint l'âge où l'on sait que le sentiment de négritude ne dépend pas de la couleur de la peau, infirmer tout ce en quoi nous croyions depuis l'adolescence : notre appartenance à la communauté noire".

Ainsi, l'histoire de sa famille a commencé avec l'Indienne, maman de Basile (le docteur Dancenis) venue en Martinique comme coolie, aux environs de 1846...

La Malédiction de l'Indien est un roman biographique captivant autant par son côté biographique que par son côté historique. Par le biais de la Catastrophe, ses conséquences, et la gestion politique de l'événement, le lecteur en apprend beaucoup sur le passé colonial de la France. Anne Terrier raconte l'histoire des siens, se raconte aussi et démontre combien l'éruption de la Montagne Pelée en 1902 a pu avoir des répercussions majeures sur les habitants pendant plusieurs décennies.



Ed. Gallimard, Collection Continents noirs, septembre 2021, 216 pages, 19€