jeudi 1 avril 2021

"Et si vous avaliez du verre brisé"

 


Dans ce roman les destinées se font et se défont mais tous les personnages ont le point commun de s'être rendus un jour à l'hôtel Caïette, dans la région de Vancouver au Canada. Cet hôtel de luxe isolé est la propriété de Jonathan Alkaitis, homme d'affaires affable et millionnaire, veuf depuis peu. Parfois il se rend à Caiette pour se reposer des tumultes du monde de la finance.

"L'autre élément de l'équation était l'homme lui-même. Alkaitis avait de la présence (...) Il irradiait le calme".

Or cette fois-là, Vincent, la jeune barman le suit à New-York. Leur entente est simple : ils forment un couple en public, Jonathan reste assez secret sur ses affaires et Vincent découvre la grande ville et s'éloigne enfin d'une vie plus ou moins de misère.

"La ville l'attirait, la ville était l'antidote au vert luxuriant de ses souvenirs d'enfance. Elle voulait du béton, des lignes nettes et des angles aigus, un ciel uniquement visible entre les tours, une lumière crue".

Comme ses nombreuses victimes en témoigneront par la suite, la force d'Alkaitis est de vous donner confiance en lui.

"La force d'Alkaitis (...) c'est qu'il vous donnait le sentiment d'adhérer à un club secret."

Dans cette nouvelle vie, Vincent a abandonné son grand frère Paul qui lutte pour rester loin de la drogue. Elle a tiré un trait sur sa vie en marge, son passé, tout en restant lucide sur cette nouvelle vie remplie d'argent et de facilité. 

"Ce qui la retenait dans le royaume, c'était le fait - précédemment inconcevable - de ne pas avoir à penser à l'argent, car c'est bien cela que l'argent vous procure : la liberté de cesser d'y penser".

Elle est entrée dans un royaume car "l'argent est un pays en soi""L'argent est un jeu dont lui, Alkaitis, connaissait les règles. Non, l'argent est un pays - et lui, il avait les clefs donnant accès au royaume".

La jeune femme comprend au fil du temps que les affaires de son compagnon sont douteuses. C'est pourquoi, lorsque la pyramide de Ponzi est découverte -nous sommes en 2008, en pleine crise financière - elle prend le large sur un porte-containers.

"Il est possible d'omettre tant de choses quand on raconte une histoire", a toujours pensé Vincent.

Ella Kaspersky, une ancienne cliente de l'hôtel Caiette a mis à jour cette incroyable escroquerie. L'empire Alkaitis était construit sur du sable et les employés étaient au courant. En volant les économies de centaines d'américains qui lui ont fait confiance, il a ruiné leur vie, les faisant basculer à la marge, au "pays de l'ombre", tels Marie et Léon.

"Marie et lui avaient plus de chance que la plupart des citoyens du pays de l'ombre : ils avaient leur couple, un camping-car et suffisamment d'argent (tout juste) pour survivre. Néanmoins, la caractéristique essentielle de ces citoyens particuliers était la même pour tous : ils étaient livrés à eux-mêmes, ils avaient glissé sous la surface des Etats-Unis, ils étaient à la dérive".


Alkaitis a lui aussi tout perdu, mais en prison, il savoure le goût de l'insouciance. Les nuits blanches sont derrière lui ainsi que le stress d'être découvert. Il appelle cette nouvelle existence La Contrevie, moyen pour lui de renier sa condamnation a des centaines d'années de prison.


Emily Saint John Mandel raconte avec brio ces existences qui vont subitement être toutes impactées par les agissements d'un seul et même homme, propriétaire d'un hôtel où  ils ont séjourné jadis. Du gérant de l'hôtel qui s'accroche au calme des lieux, à Paul qui refuse d'oublier sa sœur, de l'artiste qui a tout perdu au couple de retraités contraints de vivre dans un camping-car, Alkaitis a profondément modifié leurs modes de vie, comme un démiurge trop sûr de lui. 

"Et si vous avaliez du verre brisé" avait été gravé sur une vitre de l'hôteL Caiette. Si Jonathan l'avait lu, il aurait su que cette suggestion résonnait comme un oracle.

L'hôtel de verre est un subtil fil d'Ariane sur lequel, à force de tirer, le verre se brise en mille morceaux.



Ed. Rivages/noir, mars 2021, traduit de l'anglais (USA) par Gérard de Chergé, 400 pages, 22€
Titre original : The Glass Hotel