mardi 9 février 2021

Rien n'est éternel



Comme Nick Corey, le shérif à la poursuite du Dindon dans Le Cherokee (Ed. Joelle Losfeld, 2019), Rollie Fletcher alias l'Albinos et Will Drake sont des flics qui "vivent morts". L'un a pris l'identité de son jumeau noyé, l'autre n'attend plus rien de l'espèce humaine après une enfance fracassée.

"Will Drake était un gars complexe, quasiment idiot par moments et capable d'intuitions fulgurantes. Bon et cruel. La pire des salopes au royaume des bas-fonds. Drake permettait à Fletcher de pouvoir imaginer que la rédemption était possible".

Le duo est surnommé "les sacs plastique" en raison de leur pratique préférée pour soutirer des aveux. Corrompus jusqu'à l'os, ils tiennent à coups de rasades d'alcool, de stupéfiants, de citations bibliques et de tirades en latin. Et pour couronner le tout, ils éprouvent l'un pour l'autre, en secret, une admiration sans borne.

Dans Cimetière d'étoiles, l'intrigue policière est secondaire. Le roman tient par son style narratif inimitable, sa violence comme une forme de langage, et ses deux personnages lunaires, en proie à des raisonnements existentiels. 

"Il était ce rapport changeant sans cesse dans la division, cette existence sans nom. Ce mot qui n'existait pas. Fletcher était conscient qu'il se divisait sans cesse, ni quotient, ni reste. Pas dividende, pas diviseur".

Le Texas et plus précisément la frontière mexicaine renferme tous les vices. Dès le départ, Fletcher et Drake enquêtent sur un Marine qui s'est pris une balle alors qu'il était... déjà mort. Tout cela va les emmener sur plusieurs pistes, va même les faire rencontrer des cadavres de pestiférés. 

Jeudi 3 janvier 1963. Tout avait débuté dimanche dans les montagnes Franklin. C'était une affaire qui se déformait, un monstre qui faisait ce qu'il voulait, entraînait Rollie Fletcher et Will Drake dans les abîmes".

Pour se souvenir, Fletcher déroule les vignettes de ses dessins qui lui permettent de se souvenir des détails et de revoir le violet des yeux de la belle Holly Howell.

Etrangement, au milieu du sang, des complots, des règlements de compte, Fletcher croit voir le christ dans une flaque blanche de peinture. Par n'importe lequel celui de Philippe de Champaigne, peintre français du XVIIème siècle. La beauté au milieu du chaos, pour cet homme éduqué à coups de sentences bibliques. 

"Fletcher était persuadé qu'il avait fait un arrêt cardiaque en découvrant l'œuvre de Philippe de Champaigne. Il avait été réveillé, rappelé d'entre les morts, pour accomplir quelque chose d'important au point d'être sacré, vital".

Cette vision lui sert de guide. Drake le suit, le surveille même, soucieux qu'il ne perde pas trop les pédales. Car même si la violence exprime pour eux l'indicible, il existe encore une limite au carnage. Quand Fletcher se coupe un doigt pour se prouver qu'il existe vraiment, Drake sait qu'ils sont sur une ligne de crêtes.

"Entendre rire Fletcher, c'était espérer (...) Il avait besoin de cette espérance, d'imaginer qu'un jour Fletcher serait... comment on dit... "heureux"."

Richard Morgiève interroge la notion de vérité. Celle de la vraie vie, celle de la fiction, tout comme un de ses héros s'interroge sans cesse sur son existence.

"La vérité, a développé Fletcher en lançant les dés, la vérité c'est que les histoires des livres n'ont rien à voir avec les histoires de nos vies. Les écrivains sont lâches et cupides... On peut leur pardonner car nous les lisons tant on s'ennuie de vivre".

La vérité de ce roman c'est que la nature humaine n'a pas de limites pour imaginer le mal qu'on peut infliger à son semblable. Le duo policier trouve bien plus vicieux qu'eux. Alors l'un se raccroche à la Bible, tandis que l'autre récite des distributions de films pour se rassurer. Ils sont, croient-ils, comme les personnages de Lovecraft qui "affrontent l'abomination de la réalité, ou plutôt de l'enquête, sans se raconter d'histoires". 

La prose de Morgiève peut heurter pour celui qui ne l'a jamais lue. Très vite on se sent dans un roman noir (très noir) américain. Les codes y sont, l'ambiance aussi. Le lecteur cherche une éclaircie puis laisse tomber, se laisse embarquer dans la noirceur imaginée par l'auteur.

Les étoiles, c'est comme le reste, elles meurent et tombent. Rien n'est éternel.

Ed. Joelle Losfeld, janvier 2021, 480 pages, 22€