"Ce garçon, maman, c'est l'enkystement d'une pure joie" !
explique Me Suzanne à sa mère quand elle lui raconte sa rencontre avec Gilles Principaux dont elle croit reconnaître les traits d'un adolescent rencontré trente ans plus tôt. De lui, elle ne sait rien sinon la certitude qu'il a changé sa vie. D'ailleurs, n'a-t-elle pas coupé sa belle chevelure dorée après cette rencontre éphémère ?
Principaux est venue à son cabinet d'avocate pour qu'elle défende Marlyne Principaux, son épouse, coupable d'infanticide. Elle a noyé ses trois enfants puis a tranquillement attendu que son mari et les gendarmes arrivent.
"Leurs corps étaient beaux et nets, à la fois pleins et déliés - des enfants attentivement nourris et dont la chair ne montrait aucune trace de mauvais traitements."
La froideur de la mise en scène des trois corps posés sur le lit conjugal intrigue Me Suzanne, et puis pourquoi lui demander la prise en charge d'une telle défense alors qu'elle n'est qu'une petite avocate qui s'use chaque jour à tenter de faire bonne figure, aussi bien auprès de ses parents qu'auprès de sa dame de ménage, Sharon, mauricienne sans papiers dont elle a pris en charge le dossier ?
"Je veux rendre justice à Sharon, lui murmura-t-elle, et à Marlyne également.
Mais je ne les aime pas !
Comme je ne les aime pas" !
Me Suzanne se perd dans la confusion des sentiments. Elle veut être parfaite mais sa lutte intérieure la ronge, tant elle a une image abîmée d'elle-même.
"Elle évita de se regarder dans le miroir, certaine d'y voir reflétée une pauvre figure barbouillée de sang, sachant également que la femme sensée en elle douterait de la réalité d'une telle vision et ne se sentant pas la force de trancher entre la femme sensée et celle qui ne l'était point mais comprenait souvent toute chose plus exactement".
Depuis sa rencontre avec Principaux, elle se persuade que l'après-midi passée avec lui, toute jeune, a eu un impact fondamental sur sa personnalité et son rapport aux autres. Pourtant, sa mère ne se souvient plus bien de ce jour-là, tout juste fait-elle allusion à un après-midi enchanté dans "un bois lacté", tant elle avait été bien accueillie par ses patrons d'un jour.
Alors Me Suzanne accepte la défense de Marlyne, prétexte pour se souvenir enfin de ce qui est enfoui en elle, d'extirper la "tumeur enkystée" de ses entrailles. Ce n'est pas facile. Le couple est étrange et ne réagit pas comme le voudrait le public.
"Il se trouvait simplement, pensait-elle, que la douleur des Principaux avait une forme inhabituelle".
Dans des monologues assourdissants, Marlyne exprime ce qui l'a amenée à son geste fatal, Médée moderne (d'ailleurs le fils aîné s'appelait Jason), ponctué de "mais" en anaphore venant renforcer l'idée d'une famille parfait à l'extérieure mais dissymétrique une fois la porte de la maison fermée. Son époux, Gilles, dans une tentative décousue de défense renforcée par des anaphores en "car", défend sa compagne qui malgré le désir d'avoir de nombreux enfants, ne voyait qu'en eux un objet de gratification.
La Vengeance m'appartient est sur le point de révéler des secrets qui finalement se dérobent sans cesse. Au lecteur de décider si Principaux a vraiment un lien avec le "bois lacté" de Caudéran, s'il a poussé, par un comportement narcissique, son épouse à commettre l'irréparable. Au lecteur enfin de tenter d'entrer dans l'esprit de Me Suzanne. Qui est-elle finalement ? Une femme d'une quarantaine d'années, au prénom commençant par H, broyée par des conflits intérieurs dus à une volonté d'irréprochabilité aux yeux des autres. A force, H ne sait plus. Où est le rêve, la réalité, le souvenir, le fantasmé ? Qui se venge ? Et c'est pour cela que Marie Ndiaye signe un grand roman. Nous somme toujours à la lisière d'une révélation qui sans cesse se dérobe et laisse la part belle à l'ambiguïté.
Les petits + de Fragments : Marie NDiaye est une admiratrice de Joyce Carol Oates / son roman se déroule dans le bordelais et décrit des lieux qu'elle connaît personnellement.
Ed. Gallimard, collection La Blanche, janvier 2021, 240 pages, 19.50€