Souvent, le monstre est celui qu'on montre du doigt (du latin monstrare: regarder) à cause de sa différence physique ou mentale visible. Or, dans la ville où évoluent les trois personnages du roman, le monstre qui y sévit est invisible. Il nourrit les fantasmes des médias et des passants. Il nourrit la peur de ceux qui déambulent la nuit, et des âmes esseulées qui s'enferment chez eux. Le peu d'éléments le concernant fait qu'il pourrait être n'importe qui.
"Savoir qu'il existe une autre possibilité, l'impensable mais pourtant réelle éventualité que ce monstre invisible ne soit personne d'autre que lui-même".
"Ce qui lui plaît dans la nuit tient, entre autres, aux désirs sauvages que chacun peut exprimer".
L'écho d'un monstre sanguinaire à l'affût de sa prochaine victime les rassure en quelque sorte car eux aussi se perçoivent en monstre, et luttent contre une "bête intérieure" qui les "menacent en permanence". La ville les aide, bien malgré elle, à se révéler et à s'assumer.
"Autrefois, les créatures étaient divines, envoyées par des entités lointaines et méconnues. Désormais les monstres sont issus des entrailles emmêlées dans ces aires urbaines infinies".
Dominique a décidé de faire de la dernière soirée dans son restaurant une apothéose. Chaque convive se révélera grâce aux filtres de vérité qu'il aura concoctés. Parmi les clients, David et Alice, ensemble pour un premier rendez-vous. Tour à tour, golem, zombie, wendigo, sasquatch ou démon, chacun sera une révélation pour l'autre, interpelant le lecteur sur la véritable nature monstrueuse de leur identité.
"L'essentiel est que la vérité, même monstrueuse triomphe".
Les Monstres de Charles Roux est un premier roman ambitieux. Il s'empare d'un sujet qui nourrit les fantasmes depuis l'Antiquité pour en faire un exutoire dans lequel la monstruosité devient un refuge pour rendre la vie plus acceptable. La monstruosité est ici décrite dans sa vulnérabilité. Elle est source de solitude et d'attente qu'un autre vienne nous sauver. Plus largement, Charles Roux fait de la ville une entité menaçante façonnant, jour après jour, des monstres urbains qui, une fois la nuit tombée, veulent libérer leurs instincts les plus bas, à l'image de David, cadre dynamique le jour, carnassier la nuit.
Les monstres libèrent les interdits sociétaux. David, Alice et Dominique interprètent leur corps comme une chimère. Le temps d'une soirée, ils auront un miroir symbolique face à eux pour s'assumer. Longtemps source de dégoût, leur apparence physique devient une force avec laquelle ils vont devoir cohabiter. Le mystère de l'identité s'efface, les métamorphoses ne suffisent plus, la vérité l'emporte.
Ed. Rivages, janvier 2021, 608 pages, 23€