Quand les trois jeunes gens ont appris que leur entretien n'était qu'un simple prétexte à leur recrutement, Ils ont été à la fois soulagés et perplexes. Gotô, leur recruteur, est resté très évasif quant aux objectifs de leur poste, mais devient prolixe quand il s'agit de vanter les mérites de l'Usine et son immensité géographique.
C'est vrai que broyer des documents à longueurs de journées, corriger au stylo des textes incompréhensibles et étudier le projet d'une végétalisation des toits avec de la mousse sont des postes obscurs. Surtout, on ne comprend pas bien leur utilité au sein de l'ensemble. Avec le temps, personne ne sait plus vraiment ce que l'Usine fabrique finalement.
"Qu'est-ce que c'est que cette usine. Qu'est-ce qu'on y fabrique ? Je croyais le savoir avant, mais depuis que j'y travaille, il me semble que j'en n'ai plus la moindre idée. De quel genre d'usine s'agit-il"?
Que dire aussi de son étendue ? A la fois bordée par la mer et une rivière, traversée par une route, l'Usine peut se targuer d'être une ville : centres commerciaux, une centaine de cantines, bowlings et appartements pour les ouvriers. Tout est fait pour que personne ne sorte.
"D'ailleurs, sachez qu'il y a près d'une centaine de cantines à l'intérieur de l'Usine, ainsi que des restaurants de toutes sortes. Les marquer d'une croix au fur et à mesure que vous irez est peut-être une bonne idée".
"Une départementale - Oui, elle s'élargit un peu plus loin. Elle traverse l'Usine et continue en dehors. - On trouve tout ce qu'on veut, dans l'Usine. - Presque tout, oui".
Sortir, pour quoi faire ? Hors de l'Usine, le danger rôde et on entretient les familles dans ce concept flou qu'à l'extérieur tout peut arriver.
"Lors de vos moments d'exploration libre, je vous demande de ne jamais vous aventurer dans la forêt. Elle est sombre même en plein jour et vous seriez en danger si vous vous égariez. (...) Sans compter ce pervers de "déculotteur" qui rôde dans les environs".
En plus de tout cela, d'étranges animaux élisent domicile dans l'Usine. ragondins aux yeux rouges, lézards de lave-linge, cormorans entièrement noirs ne rassurent pas les jeunes recrues.
Hiroko Oyamada fait le choix du roman choral pour que le lecteur ait une vue d'ensemble de ce qui se joue à l'intérieur de la structure. Au fil des pages, les personnalités s'effacent pour mettre en avant l'entité qui les emploie. L'Usine a une dimension effrayante et absorbe toute chose vivante qui s'y engouffre. En faire partie totalement devient bien plus important que le reste.
"Eh bien le travail n'avance pas beaucoup et par conséquent, si des décisions quant aux orientations à venir ne sont pas prises en accord avec la direction, je crains que ça n'aille nulle part. - Ne vous inquiétez pas, monsieur Furufué. Allez à votre rythme et ça ira très bien. peu importe que cela prenne des mois, voire des années. - Mais ça peut réellement prendre des années. A ce rythme-là, les toits et les murs vont rester encore nus très longtemps".
L'Usine est une métaphore réussie sur l'aliénation au travail. L'autrice fait la part belle à l'étrange pour pointer du doigt les nombreux non-sens de l'Usine. Ceux qui y travaillent ne savent plus à la longue à quoi consiste leur emploi. Le temps se dilate, les objectifs n'en sont plus. On reste, car il faut bien travailler.
Ed. Christian Bourgois, traduit du japonais par Silvain Chupin, janvier 2021, 185 pages, 18.50€