En littérature, la frontière entre la fiction et la réalité est parfois poreuse. C'est le jeu de la transformation : invoquer le réel pour construire une histoire. Dans "la vraie vie" expression devenue populaire à l'ère des réseaux sociaux, la fiction s'invite de plus en plus au point que le fake - la fausse nouvelle - devient d'abord une information pour ensuite être démystifiée. Télé réalité, réseaux sociaux, rumeurs sur le web nous invitent à croire chaque jour à une vie fantasmée, décident de la réputation ou du lynchage médiatique d'un tiers. Alors quand Adam Vollman voit apparaître sur les écrans de Times Square le portrait d'Ethan Shaw, suspect numéro 1 dans le viol et le meurtre d'une lycéenne de seize ans, le journaliste n'y croit pas. Non seulement Ethan incarne celui qui l'a sauvé jadis de la solitude lorsqu'il est arrivé à Drysden, petite ville du Colorado au pied des montagnes, mais en plus il était le modèle, celui qui suscitait l'admiration de tous au lycée.
"Et si, à l'époque, il était montré du doigt, ce n'était en rien parce qu'il était coupable, mais parce qu'il était admiré de tous".Adam connaît bien les habitants de Drysden, ils l'ont rejetés autrefois car il n'était pas du sérail. Persuadé de l'innocence de son ex-ami, il décide de tirer au clair cette histoire qui fera, à coup sûr, un très bon article pour le New Yorker. Partant du postulat que"Les gens racontent des histoires et souvent il y croient" et que la notion de réalité est relative, Vollman détricote l'affaire en rencontrant la famille de la victime, ses amies, et d'autres témoins. Au fur et à mesure apparaît que Clara Montes est un fantôme. Pas suffisant pour dénoncer à la supercherie : lui-même n'en est-il pas un finalement depuis qu'il a changé d'identité ?
"J'ai lu quelque part qu'une société est comme un animal pouvant hurler et mordre, et que les passions qui l'emportent ont la puissance élémentaire des tempêtes. C'est ce qui s'est passé".Les masques tombent, les montages informatiques dévoilent de drôles de secrets tandis que Shaw reste caché dans la montagne. Il n'y a que son épouse qui le voit et encore, sont-il vraiment un couple ?
"Il sont des fantômes. Ils ont la beauté des demi-dieux et ils sont des fantômes".Pour Adam toute cette histoire lui rappelle un film de Sydney Pollack avec Robert Redford, The Way we were, dans lequel l'acteur incarne Hubbel, un imposteur qui écrit une nouvelle The All American Smile qui commence ainsi :
"Il était semblable au pays où il vivait, tout lui venait trop aisément, mais au moins il le savait. Environ une fois par mois, il s'inquiétait d'être un imposteur. Mais alors la plupart de ceux qui l'entouraient étaient encore pire que lui"."Et de ces mots exacts l'âme d'Ethan est gravée" pense Vollman. Personne n'a connu, ne connaît et ne connaîtra véritablement Ethan Shaw. Il incarne le parfait personnage que la société va adorer détester. Son geste symbolise
"Une énorme catharsis moderne, fascinant un pays entier et le purgeant de ses passions mauvaises, tout en offrant le divertissement d'une chasse à l'homme superbement orchestrée par un gouvernement enfin efficace".Car pendant que la société se passionne pour cette affaire qui réunit tous les ingrédients pour faire un bon film, les médias ne se soucient plus des vrais problèmes et les institutions mènent leurs affaires loin des caméras.
"Journalistes, blogueurs, éditorialistes, commentateurs patentés, hurleurs et hurleuses s'adonnaient déjà à leur passion de l'urgence et du sang. Et inventaient Ethan Shaw".Seulement à part Adam qui est prêt à entendre cette vérité ?
Le Monde n'existe pas. Nous sommes tous la fiction de quelqu'un ou de quelque chose. A partir de ce postulat Fabrice Humbert a construit un roman brillant jouant sans cesse sur la vérité et la fiction. Le mensonge est omniprésent mais il peut devenir une vérité en y mettant les formes. La frontière devient floue ; il faut faire le tri pour accéder au réel, à ce qui existe vraiment. En cela, le dernier roman de Fabrice Humbert me rappelle un autre très bon livre sur le sujet Intérieur Nuit de Marisha Pessel. (Gallimard)
Lire un autre roman de Fabrice Humbert (cliquer sur la couverture)
Ed. Gallimard, janvier 2020, 256 pages, 19€