mercredi 28 août 2019

Ici n'est plus ici, Tommy Orange

Avec ce premier roman, Tommy Orange donne la voix à une dizaine de personnages issus de la communauté indienne. Ils portent en eux le poids de la tradition, font l'expérience de la violence, mais surtout tentent de survivre dans un univers urbain où ils ne trouvent pas leur place.


"On appelle Indiens urbains cette génération née en ville. Il y a longtemps que nous nous déplaçons, mais la terre se déplace avec nous comme un souvenir. Un Indien urbain appartient à la ville, et la ville appartient à la terre".

Outre la couleur cuivrée de leur peau qu'ils portent à la fois comme un fardeau et une fierté, ce sont aussi leurs noms qui permettent d'identifier les descendants d'Indiens. Ils s'appellent Jaquie Red Father, Opale Viola Victoria Bear Shield ou encore Edwin Black. Ils sont parents, grands-parents, père démissionnaire ou adolescent en quête de sensation forte. Leur point commun est le prochain grand Pow-wow qui doit se tenir à Oakland dans quelques jours.

A la fois citadins et proches de la nature, les Indiens d'Oakland sont sans cesse partagés entre modernité et tradition. Leur fierté, c'est d'être restés des autochtones. Leur douleur, c'est le chômage galopant dans leurs rangs et surtout le manque de reconnaissance. Alors, l'alcool, la drogue, la violence, remplissent temporairement les béances de leurs cœurs.
"Alors on se cache. On boit parce que l'alcool nous donne l'impression que nous pouvons être nous même sans avoir peur. Mais nous nous punissons. Ce dont nous ne voulons surtout pas finit par nous retomber dessus."
Dans ce roman choral, tous les personnages sont concernés de près ou de loin par le pow-wow. Cet événement est l'occasion unique de transmettre leurs valeurs, leurs traditions, mais aussi de donner de la voix à leurs revendications. Car à Oakland, ils ne sont que des ombres perdues dans les vastes rues de la ville.
"On a vécu tout un tas de choses qu'on ne comprend pas dans un monde fait pour nous briser ou nous endurcir au point qu'on ne peut même plus être brisé quand c'est ce dont on aurait le plus besoin". 
Si on y réfléchit bien, rien n'a vraiment changé depuis les premières exactions mises en exergue dans les westerns de John Wayne. L'Indien reste, aux yeux de la société, une drôle de créature aux mœurs étranges qu'il s'agit de mater. L'Indien n'est vraiment agréable que s'il revêt son costume d'apparat, fait son cri de guerre et se soumet aux blancs.
" La tête d'Indien dans le bocal, la tête d'Indien au bout d'une lance étaient comme des drapeaux hissés, exposés au regard, diffusés à foison. Tout comme la mire à tête d'Indien fut diffusée aux Américains endormis tandis que nous quittions le havre de nos salons, naviguions sur les ondes bleu-vert de l'océan, jusqu'aux rivages, aux écrans du Nouveau-Monde".
Avec Ici n'est plus ici, finaliste du Prix Pulitzer, Tommy Orange bat en brèche toutes nos certitudes sur ce peuple qui fut d'abord une nation. La rage et la violence sont portées par des personnages criants de vraisemblance. Chacun porte le fardeau de sa généalogie mais en puise aussi une force inestimable. Ce roman montre que l'histoire indienne est un perpétuel recommencement. Malgré tout, la beauté de cette culture perdure, encore et encore.


Ed. Albin Michel, collection Terres d'Amérique, traduit de l'anglais (USA) par Stéphane Roques, août 2019, 352 pages, 22.90€
Titre original : There There