David Vann a perdu son père à l'âge de treize ans. Jim Vann luttait contre la dépression depuis de nombreuses années. Un Poisson sur la lune est la version romancée des derniers jours de cet homme.
"- Écrasez-moi, dit-il. Mon dieu, ce serait tellement plus simple.Assis au milieu d'une route de Californie, Jim Vann espère se faire écraser pour enfin en finir avec la vie. Putain de vie at-il envie d'hurler. a seulement trente-neuf ans, il n'arrive plus à dormir, lutte contre les sautes d'humeur et son envie persistante de se masturber. Et puis, si seulement il n'arrivait plus à penser à sa seconde épouse, Jeannette, qui a décidé de le quitter.
Le problème, c'est que son existence continue. Il ne suffit pas qu'il prononce ces mots pour disparaître soudain, ou être projeté dans une autre époque, dans l'avenir, ou qu'autre chose se produise. Il est toujours assis au milieu de la route, obligé d'attendre et de subir chaque instant, sans jamais pouvoir appuyer sur avance rapide".
"Seulement trente mille habitants à Fairbanks, la deuxième ville d'Alaska. L'avant poste de l'obscurité et du froid, si loin de tout que c'en est difficile à imaginer. Chaque lumière jaillit à la verticale vers les cieux, à cause du brouillard glacé. On dirait que tout est éclairé de faisceaux célestes".Jim a fui l'Alaska, état anxiogène par excellence et source de ses malheurs. Il doit beaucoup d'argent au fisc et l'isolement l'entraîne inéluctablement vers le geste désespéré qu'il fomente depuis des semaines. Revenir en Californie c'est renouer avec sa famille : son frère Doug, ses enfants Mary et David, et ses parents. Pourtant, il garde contre lui, bien caché, un magnum 44.
"Il y a deux Jim, et celui qui ne pleure pas, celui qui n'éprouve rien, c'est lui dont il faut se méfier sauf qu'il est impossible à atteindre. Il n'est jamais là. Il se contente de tout contrôler et de donner à tout un aspect contrefait".Pendant deux longs jours, la dépression va le guider. Ses pensées tournent dans le vide ou il réfléchit trop, au point qu'elles ressemblent à de la boue, de la vase Et dans le même temps, il a une perception étonnamment lucide de ce qu'il est devenu, lui le mec bien, qui a quitté femme et enfants pour l'Alaska et les aventures sexuelles
"Je perçois un bout d'une pensée et elle se colle à une autre, sans début ni fin, et elles ne sont qu'un poids, en fait, sans forme particulière".En fait Jim a tellement l'impression qu'il est inutile en ce bas-monde que l'idée de la mort l'obsède, le désespoir aussi. Plus rien ni personne - pas même son meilleur ami Gary ou ses parents - ne peuvent lui faire changer d'avis.
"Mais celui que j'étais n'existe pas. Je n'ai aucune personnalité à retrouver. C'est ça que les gens ne comprennent pas. Je n'ai pas de personnalité. Je ne suis personne".
Et ses enfants dans tout ça ? Il les adore mais ne sait plus comment le leur dire ou leur faire comprendre. Même la partie de chasse entamée inopinément ne se termine pas comme il espérait. Alors, il se met à raconter une légende, celle du flétan envoyé par la NASA sur la lune, pour voir s'il est capable de voler. Par cette histoire, il tente maladroitement de leur expliquer son choix insensé.
"Il était juste voué à faire un vol magnifique, rien d'autre. C'est tout ce que à quoi nous sommes destinés, nous autres. Aucun de nous ne survit. On ne peut être, au mieux, que des expériences. Des milliards d'entre nous ne servent à rien, mais peut-être qu'un seul parmi nous aura une utilité".Fatigué par les nuits d'insomnie et à bout, Jim décide de retourner à Fairbanks.
"Une seule maison vide qui m'attend. Une vie, et puis zéro"
Il se rappelle du conseil de son frère Doug : "Le temps, ce n'est pas une épreuve à traverser. Ce n'est rien du tout. Contente-toi de vivre ta vie", mais là, il a juste besoin de sexe, synonyme pour lui de désespoir et paradoxalement seul acte qui lui permet de se rappeler qu'il est encore vivant...un peu.
Un Poisson sur la lune est un roman brillant. C'est le fils qui raconte les derniers jours de son père. Rien n'est épargné au lecteur. Jim Vann est transparent : ses doutes, ses humeurs, ses sentiments et ses idées fixes sont racontées sans pathos. David Vann raconte un homme malade, terriblement lucide sur sa maladie et l'impact qu'elle a eu sur sa vie. Il décrit aussi l'égoïsme lié à la dépression et l'impasse de la psychothérapie.
Enfin et surtout, ce dernier roman invite à relire d'un nouvel œil les précédentes œuvres de l'auteur. On se rend compte que tout est lié et que les blessures de l'enfance reprennent forme dans l'écriture.
Ed. Gallmeister, collection Americana, traduit de l'anglais (USA) par Laura Derajinski, février 2019, 286 pages, 22.20€
Titre original : Halibut on the moon