mercredi 20 mars 2019

Quand le ciel pleut d'indifférence, Shiga Izumi

Après la catastrophe de Fukushima, le narrateur n'a pas quitté la ville où il a grandi. La radioactivité ne lui fait pas peur. Depuis trente ans, il vit avec la responsabilité d'un drame personnel...

C'est en arpentant les rues de la ville désertée que le narrateur s'est retrouvé dans le jardin où il avait l'habitude, trente ans plus tôt, de nourrir le paon de son amie Mizuzu.  Désormais, c'est le chien de la famille qui s'est réfugié à cet endroit, attendant vainement que ses maîtres viennent le rechercher. Alors, un peu par obligation puis ensuite par empathie, il le nourrit ainsi que les autres chats et chiens abandonnés.
C'est lors d'une de ses errances que le quadragénaire rencontre Reizo, jeune femme pétillante, bénévole pour une association de chats abandonnés. Cette rencontre lui fait du bien car il a enfin quelqu'un a qui parler. Car, s'il est resté dans sa ville désertée c'est aussi pour s'occuper de sa mère grabataire.
"Cependant, moi, je n'ai pas fui. Je ne pouvais pas m'enfuir. Debout devant ma porte, je suis resté à fumer cigarette sur cigarette en regardant distraitement le soir tomber sur le quartier que les voitures n'arrêtaient pas de traverser sans s'arrêter. Jamais je ne pourrai oublier ce que j'ai ressenti alors. Il me semblait que je me dépouillais de toutes sortes de choses, et l'épouvante m'a saisi à l'idée que moi aussi j'allais me retrouver complètement vide".
C'est justement la peur absolue du vide et de l'inconnu qui fait que le narrateur n'ose pas recommencer une vie ailleurs. Et puis, il garde en lui un lourd secret vieux de trente ans qui a non seulement empoisonné ses relations avec sa mère mais a influencé largement aussi l'homme qu'il est devenu. Ce poids, désormais trop lourd à porter, il est prêt à s'en débarrasser. Depuis la catastrophe nucléaire, il relativise, il a pris conscience que rien n'est immuable et éternel.
"Ce n'est plus qu'un alignement de lumières froides, les feux répètent leur clignotement absurde. La ville à laquelle mes yeux étaient habitués se métamorphose à mesure qu'elle s'enfonce dans l'obscurité et prend un visage que je ne lui connais pas. L'abandon de la ville est récent, c'est une ruine toute fraîche".
Reiko va être celle qui va lui permettre de se libérer enfin. Elle va lui expliquer que la ville entretient sur lui cette culpabilité permanente. Elle est le miroir de ses souvenirs.
"Chaque endroit me rappelait des souvenirs. Chaque chose me rappelait des gens. La mémoire n'était pas dans ma tête, elle était au bord de la route, au détour d'une rue, les souvenirs affluaient à ma mémoire. De même qu'on se souvient d'une ville, de même la ville se souvient de nous. Je pense que je fais partie de la ville, tout comme la ville est une partie de moi-même".
Or, comment oser sauter le pas ?
"Il est bien plus effrayant de vivre sans savoir ce qu'on a devant soi. Oui, quoi de plus terrible que de vivre sans connaître l'avenir"?
Le héros de Shiga Izumi est à l'image de la ville dans laquelle il réside :
"La ville dans son entier est comme une grande demeure désertée".
La radioactivité et les risques de contamination deviennent des problèmes secondaires. Ce qui se joue là, dans la maison du narrateur et dans son cœur, est bien plus important.
La ville abandonnée par ses habitants est aussi un personnage central de ce court roman. Elle incarne celle qui se souvient malgré la catastrophe.
Enfin le paon en fuite, à l'origine de tout, symbolise à la fois la grande beauté de ce livre et la tristesse qu'il porte.

Ed. Picquier, mars 2019, traduit du japonais par Elizabeth Suetsugu, 126 pages, 14€
Titre original : Mujo non kami ga maioriru