Cela pourrait être l'histoire banale d'une famille recomposée avec son lot de souvenirs heureux et de sentiments de perte. Ann Patchett va plus loin en y associant un drame et un roman.
Ce jour-là, Albert ne faisait que fuir le domicile conjugal rempli d'enfant et d'une épouse (encore) enceinte. C'est pourquoi il s'est rendu à la fête de baptême de la fille d'un flic avec qui il a travaillé de loin en loin. Observer les gens s'amuser et boire, c'était son objectif de départ. C'était sans compter rencontre Beverly, l'hôtesse de charme.
"Il comprit alors ce qu'il avait su dès l'instant où il l'avait vue se pencher par la porte de cuisine pour appeler son mari. Sa vie venait de commencer".Plus tard, Beverly et Albert quittent la Californie pour la Virginie, forts de leur famille recomposée - quatre enfants d'un côté, deux de l'autre - et confiants dans la force de leur couple. Leur fonctionnement est simple : quand les enfants sont réunis, ils les laissent en autonomie totale, bien incapables de les supporter longtemps, mais surtout bien conscient que la nouvelle fratrie leur voue une inimitié naturelle et logique.
"Les six enfants partageaient un principe fondamental, qui renvoyait leurs potentielles antipathies réciproques en ligues mineures : ils détestaient les parents. Ils les haïssaient".C'est ainsi que Franny, Caroline, Holle, Cal, Jeanette et Albie ont pris leurs habitudes. Pour être sûrs de pouvoir vaquer pleinement à leurs occupations, ils ont même trouvé un stratagème douteux pour se débarrasser régulièrement d'Albie, le plus jeune. Leurs explorations et leurs jeux ont soudé ces gamins jusqu'à ce qu'un drame emporte un des leurs...
Bien plus tard, Albie devenu jeune adulte dévore le dernier National Book Award, Orange Amère d'un certain Leo Posen. Très vite, il y reconnaît dans les grandes lignes l'histoire de la tragédie familiale.
"Le livre parlait plutôt du fardeau inestimable de leurs existences : le travail, les maisons, les amitiés, les mariages, les enfants, comme si tout ce qu'ils avaient voulu et qu'ils s'étaient employés à construire avait cimenté l'impossibilité de toute forme de bonheur. Les enfants, qui au premier abord ont l'air exclusivement composés de poésie et de charme, se révèlent un nid de serpent".Ce roman va faire écho en chacun des protagonistes et va les forcer à s'interroger sur leur jeunesse et les choix pris à cette époque. Des souvenirs, des images reviennent du clan constitué par la force des choses, à cause de l'amour de deux adultes qui ne fuyaient qu'en fait la stabilité de leur foyer respectif. Tout a commencé à Torrance en Californie et se terminera au même endroit.
"Toutes les histoires s'en vont avec toi, pensa Franny en fermant les yeux. Toutes ces choses que je n'ai pas écoutées, que j'oublierai, que je n'ai pas comprises, que j'ai manquées. Tous les chemins qui mènent à Torrance".
"On est magiques" se plaisait à dire Albert à sa nouvelle compagne Beverly. Ann Patchett s'emploie à décortiquer le fonctionnement de cette famille reconstituée et à en retirer tous les charmes de l'apparence. Responsabilité, loyauté, amour, compromis, tout est passé au crible sur plusieurs décennies et l'auteur démontre que l'ensemble laisse des traces sur chacun des personnages. Néanmoins, c'est le drame vécu en commun qui va unir la fratrie recomposée.
Orange amère est un très bon roman mis en relief par une mise en abyme judicieuse effectuée par un autre texte littéraire fictif.
Dès lors, se pose la question des secrets que nous gardons en nous, de nos histoires personnelles mais aussi de nos drames intimes qui ont façonné ce que nous sommes devenus.
Ed. Actes Sud, janvier 2019, traduit de l'anglais (USA) par Hélène Frappat, 352 pages, 22.50€
Titre original : Commonwealth