mercredi 23 janvier 2019

Lincoln au Bardo, George Saunders

Un homme pleure la perte de son fils de dix ans. Chaque nuit, il se rend au cimetière, irrésolu à l'idée d'abandonner son petit dans le froid et la nuit. Cet homme c'est Charles Lincoln, le seizième président des Etats-Unis, confronté au deuil de son petit Willie. Or Willie n'est pas seul, petit nouveau dans le monde des esprits...


"C'était le favori de son père. Ils étaient très proches - on les voyait souvent main dans la main."
C'est pour cela que Willie est persuadé qu'il arrivera à communiquer avec son père et ainsi apaiser sa douleur. Contrairement à ses nouveaux comparses de fortune tels Hans Vollman et Roger Bevins III, le gamin a très vite compris qu'il était mort et que seule son âme avait survécu. Les autres se croient dans un caisson de souffrances, un état transitoire où seul leur comportement déterminera ou non de leur retour vers la vie et les proches.
Willie est comme le révérend qui reste à ses côtés pour le protéger. L'homme de foi a lui aussi vite saisi qu'il n'était plus, mais il a fui pour errer indéfiniment dans le cimetière plutôt que subir les flammes de l'enfer promises à sa mort.
"Car je suis différent, oui.
Contrairement à tous ceux-là, je sais très bien ce que je suis.
je ne suis pas "souffrant", pas "allongé par terre dans la cuisine", pas "en convalescence dans un caisson de souffrances", pas "en train d'attendre qu'on me ranime".
Non
(...)
J'étais mort.
Je ressentis le besoin pressant de partir.
Je partis".
Ainsi George Saunders fait des âmes de véritables personnages. Leur logorrhée montre à quel point ils ignorent leur état. Parler pour ne pas disparaître tout à fait. Parler et répéter indéfiniment son histoire intime pour avoir l'impression d'exister.
Willie découvre avec frayeur l'attitude de ses nouveaux voisins. Seules les visites de son père dévasté lui permettent d'apaiser l'appréhension de son nouvel état. Il se met en hauteur pour éviter de se faire piéger par le tendron, "hideuse ceinture grouillante qui l'entra[e] fermement" qui l'enfoncera inexorablement dans la terre.
"Quelle ne fut pas notre surprise lorsque nous le découvrîmes assis en tailleurs sur le toit de sa maison de pierre blanche".
Au fur et à mesure de la lecture, Hans et Roger comprennent que le petit n'est plus et qu'eux-mêmes sont dans le même état.
"Nous souhaitions que le garçon s'en aille, et ainsi soit sauvé. Son père souhaitait qu'il fût "dans quelque lieu lumineux, délivré de la souffrance, resplendissant sous une nouvelle modalité d'existence". 
Ainsi le silencieux cimetière de Oak Hill grouille d'âmes errantes. Il est une sorte de purgatoire où les vivants peuvent entendre les plaintes de ceux qui ne sont plus s'ils prennent la peine de tendre l'oreille.
Les dialogues désincarnées laissent parfois la place aux extraits de mémoires. Ainsi les portraits à charge ou à décharge du président se font, puis on assiste, grâce aux écrits des témoins, à la mort de Willie ravagé par la fièvre typhoïde...
"J'ai été sage, dit le garçon. Ou du moins j'ai essayé de l'être. Je veux agir sagement à présent. Et aller où je dois. Là où j'aurais dû aller dès le début.. Père ne reviendra pas ici. Et aucun d'entre nous ne pourra jamais retourner dans cet endroit précédent".
Peu à peu, Willie devient celui qu'il faut écouter, celui qui va rétablir l'ordre. Il devient un guide pour ces âmes qui ne comprennent pas leur situation, et arrive à apaiser l'âme de son père en proie à la culpabilité.
Oak Hill devient le Bardo de la tradition tibétaine. Il est au carrefour entre les deux mondes.
"Comme toujours au lever du Soleil, les deux royaumes se mêlèrent, et tout ce qui était vrai dans le Nôtre, devint vrai dans le Leur".
La construction du roman est novatrice. Elle mélange dialogues, narration, extraits de témoignages, tout en y incorporant une touche fantastique. Ainsi la petite et  la grande Histoire se mélangent. La stature de Lincoln en tant que Président s'efface pour ne garder que celle de père. En filigrane, le lecteur peut entrevoir les premiers remous de la Guerre de Sécession (l'action se passe en février 1862)
Ainsi, Lincoln au Bardo est un roman qui brasse de nombreuses émotions en exploitant tous les ressorts possibles de la fiction. Les spectres mis en scène sont tour à tour drôles, pathétiques ou empathiques. Ils nous forcent à nous confronter au plus profond mystère de notre existence : et après y-a-t-il quelque chose ?

MAN BOOKER PRIZE 2017

Ed. Fayard, janvier 2019, 400 pages, 24€
Titre original : Lincoln in the Bardo