lundi 14 janvier 2019

Bon Genre, Inès Benaroya

Claude a un prénom épicène, c'est bien pratique car c'est une femme qui a décidé de se comporter comme un homme. Enfin croit-elle, jusqu'au jour où elle va s'y perdre.


Une très bonne situation professionnelle, un mari, une fille issue d'un premier mariage, Claude est une femme active qui gère tout, fait même bouillir la marmite familiale et doit prendre de grave décisions à son travail. Or Claude ne pense plus, ne se pose plus. Elle appartient à un cadre de vie qui lui échappe de plus en plus dans laquelle sa féminité et sa sexualité sont peaux de chagrin.
"Aux hommes les pensées sexuelles, aux femmes l'inquiétude. Aux uns le contrôle du flot discontinu de libido, aux autres les appétits de moineau. Inenvisageable autrement".
Chef de famille sans le vouloir vraiment, cadre dirigeante, elle se met dans la tête qu'elle exerce au quotidien ce qui généralement prévaut aux hommes. Il suffirait juste qu'elle balance aux orties la respectabilité et les idées bien arrêtées sur la sexualité, pour que la mutation soit complète.
"Crystale  vient de mettre aux ordures un pilier, et pas des moindres, de la respectabilité de Claude - l'acte sexuel réfléchi, l'usufruit exclusif du couple, le don sacré du corps, le sexe non dissociable de l'amour apanage des femmes comme il faut. L'entreprise de démolition est bel et bien entamée".
Crystale est son alter ego. C'est celle qu'elle devient quand elle quitte le travail et offre son corps à des inconnus. Une perruque, une paire de lunettes suffisent pour se cacher. 
"Moi. Depuis le début. Je me suis démenée pour faire comme si j'étais un homme, prouver que je pouvais être l'un deux. Quand j'étais Crystale, j'étais fière d'avoir une sexualité d'homme".
"Écarter les jambes ne portent pas à conséquence, un moment d'égarement, pas de trace ni de témoin".
La Claude bien rangée s'efface lorsque Crystale prend le dessus. Lorsque son corps s'accouple elle oublie qui elle est, la faiblesse de son mari Paul ou le cancer de sa mère.
La sexualité devient compulsive.
"Le temps que dure l'accouplement, elle n'est plus qu'un sexe joint à un autre sexe dans un rapport sans sexuation. Son esprit s'absente. Claude s'efface, meurt un peu pour laisser Crystale prendre vie dans la continuité des chairs, des liquides et des tumultes, à la manière des animaux, aveuglément".
On n'est pas dans l'Insoutenable légèreté de l'être de Kundera (Gallimard, 1984) et on pourrait s'attendre à une fin à la  Breaking the Waves de Lars Von trier (1996) sauf qu'Inès présente une seconde partie de roman, véritable second souffle.
Claude, la "femme confirmée" n'existe plus. Crystale non plus d'ailleurs. Elle a tout quitté et monte en catimini dans un camion pour fuir son ancienne vie.
La fuite, rien que ça.

Claude fait la connaissance de Ricky, la propriétaire du camion. Très vite elles se lient d'amitié. Ricky va devenir une confidente. A ses côtés, Claude va découvrir et formuler ses vérités. La maïeutique socratique est en marche....dans un camion qui parcourt l'Europe.
"Sa vie s'est retournée comme une crêpe", constate-t-elle. Elle analyse ce qu'elle était devenue et surtout elle se demande comment envisager son avenir. A travers ses propos, on comprend en filigrane les raisons de sa fuite. Au delà de l'aspect personnel, Claude livre une réflexion sur la condition de la femme et de l'image qu'elle doit renvoyer.
"Toute sa vie à faire jouir et maintenant quoi ? (...) Le secret est bien gardé, mais voilà la vérité. Les femmes sont des muses - point barre. Elles ont leur place dans les arts, dans les magazines people ou entre les draps, on leur écrit des lettres d'amour, elles inspirent les odes et les dessins académiques, mais elles ne font pas l'Histoire. On a juste repeint les murs de la prison pour faire illusion".
Grâce à Ricky, Claude comprend qu'elle ne doit pas être une illusion. Il est temps qu'elle soit elle, tout simplement. Elle doit accepter de s'aimer telle qu'elle est vraiment.
"Elle se plaît. La sensation prend corps dans un endroit lointain et vient fourmiller à la surface, la submerge, exaltante. Elle se plaît hors tout, dans un dialogue de soi à soi, sans spectateur ni scrutateur".
Bon genre cache bien son jeu. Il est plus profond qu'il en l'air. Claude se perd pour mieux se reconstruire et accepter ses failles. Elle a dérogé aux codes de la société bien pensante. "La femme propose, l'homme dispose". Elle s'y est brûlée les ailes mais cela lui a permis d'avoir une réflexion plus globale sur l'image de la femme en général et la condition féminine en particulier.
Inès Benaroya offre un roman éminemment contemporain dans lequel la crudité de certains propos alimente une réflexion plus vaste sur la famille et sur la difficulté d'être soi. Elle réussit le pari risqué de ne jamais sombrer dans la caricature.
Pour ma part, cette lecture fut une agréable découverte.

Ed. Fayard, janvier 2019, 256 pages, 18€